Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 107

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 238-240).

107. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, dimanche au soir, 3 juillet 1672.

Ah ! ma fille, j’ai bien des excuses à vous faire de la lettre que je vous ai écrite ce matin en partant pour venir ici. Je n’avais point reçu votre lettre ; mon ami de la poste m’avait mandé que je n’en avais point ; j’étais au désespoir. J’ai laissé le soin à madame de la Troche de vous mander toutes les nouvelles, et je suis partie làdessus. Il est dix heures du soir ; et M. de Coulanges, que j’aime comme ma vie, et qui est le plus joli homme du monde, m’envoie votre lettre qui était dans son paquet ; et, pour me donner cette joie, il ne craint point de faire partir son laquais au clair de la lune : il est vrai, mon enfant, qu’il ne s’est point trompé dans l’opinion de m’avoir fait un grand plaisir. Je suis fâchée que vous ayez perdu un de mes paquets ; comme ils sont pleins de nouvelles, cela vous dérange, et vous ôte du train de ce qui se passe.

Vous devez avoir reçu des relations fort exactes ; elles vous auront fait voir que le Rhin était mal défendu : le grand miracle, c’est de l’avoir passé à la nage. M. le Prince et ses Argonautes étaient dans un bateau : les premières troupes qu’ils rencontrèrent au delà demandaient quartier, quand le malheur voulut que M. de Longueville, qui sans doute ne l’entendit pas, s’approche de leurs retranchements, et, poussé d’une bouillante ardeur, arrive à la barrière, où il tue le premier qui se trouve sous sa main : en même temps on le perce de cinq ou six coups. M. le Duc le suit, M. le Prince suit son fils, et tous les autres suivent M. le Prince. Voilà où se fit la tuerie, qu’on aurait, comme vous voyez, très-bien évitée, si l’on avait su l’envie que ces gens-là avaient de se rendre ; mais tout est marqué dans l’ordre de la Providence.

Le comte de Guiche a fait une action dont le succès le couvre de gloire ; car, si elle eût tourné autrement, il eût été criminel. Il se charge de reconnaître si la rivière est guéable ; il dit qu’oui : elle ne l’est pas ; des escadrons entiers passent à la nage sans se déranger ; il est vrai qu’il passe le premier : cela ne s’est jamais hasardé ; cela réussit ; il enveloppe des escadrons, et les force à se rendre. Vous voyez bien que son bonheur et sa valeur ne se sont point séparés ; mais vous devez avoir de grandes relations de tout cela.

Le chevalier de Nantouillet[1] était tombé de cheval : il va au fond de l’eau, il revient, il retourne, il revient encore ; enfin il trouve la queue d’un cheval, il s’y attache ; ce cheval le mène à bord, il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, et revient gaillard. Voilà qui est d’un sang-froid qui me fait souvenir d’Oronte, prince des Massagètes.

Au reste, il n’est rien de plus vrai que M. de Longueville avait été à confesse avant que de partir : comme il ne se vantait jamais de rien, il n’en avait pas même fait sa cour à madame sa mère ; mais ce fut une confession conduite par nos amis {de Port-Royal), et dont l’absolution fut différée plus de deux mois. Cela s’est trouvé si vrai, que madame de Longueville n’en peut pas douter : vous pouvez penser quelle consolation ! Il faisait une infinité de libéralités et de charités que personne ne savait, et qu’il ne faisait qu’à condition qu’on n’en parlât point : jamais un homme n’a eu tant de solides vertus ; il ne lui manquait que des vices, c’est-à-dire un peu d’orgueil, de vanité, de hauteur ; mais, du reste, jamais on n’a été si près de la perfection : Pago lui, pago il mondo ; il était au-dessus des louanges ; pourvu qu’il fût content de lui, c’était assez. Je vois souvent des gens qui sont encore fort éloignés de se consoler de cette perte ; mais pour tout le gros du monde, ma pauvre enfant, cela est passé : cette triste nouvelle n’a assommé que trois ou quatre jours, la mort de Madame dura bien plus longtemps. Les intérêts particuliers de chacun pour ce qui se passe à l’armée empêchent la grande application pour les malheurs d’autrui. Depuis ce premier combat, il n’a été question que de villes rendues, et de députés qui viennent demander la grâce d’être reçus au nombre des sujets nouvellement conquis de Sa Majesté.

N’oubliez pas d’écrire un petit mot à la Troche, sur ce que son fils s’est distingué et a passé à la nage ; on l’a loué devant le roi, comme un des plus hardis. Il n’y a nulle apparence qu’on se défende contre une armée si victorieuse. Les Français sont jolis assurément ; il faut que tout leur cède pour les actions d’éclat et de témérité ; enfin il n’y a plus de rivière présentement qui serve de défense contre leur excessive valeur.

Au reste, voici bien des nouvelles. J’avais amené ici ma petite enfant pour y passer l’été ; j’ai trouvé qu’il y fait sec, il n’y a point d’eau ; la nourrice craint de s’y ennuyer : que fais-je, à votre avis ? Je la ramènerai après-demain chez moi tout paisiblement ; elle sera avec la mère Jeanne, qui fera leur petit ménage ; madame de Sanzei sera à Paris ; elle ira la voir ; j’en saurai des nouvelles très-souvent. Voilà qui est fait, je change d’avis : ma maison est jolie, et ma petite ne manquera de rien ; il ne faut pas croire que Livry soit charmant pour une nourrice comme pour moi. Adieu, ma divine enfant ; pardonnez le chagrin que j’avais d’avoir été si longtemps sans recevoir de vos lettres ; elles me sont toujours si agréables, qu’il n’y a que vous qui puissiez me consoler de n’en avoir point.


  1. François Duprat, descendant du chancelier.