Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 109

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 241-242).

109. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Lambesc, mardi 20 décembre 1672, à
dix heures du matin.

Quand on compte sans la Providence, il faut très-souvent compter deux fois. J’étais tout habillée à huit heures, j’avais pris mon café, entendu la messe, tous les adieux faits, le bardot chargé ; les sonnettes des mulets me faisaient souvenir qu’il fallait monter en litière ; ma chambre était pleine de monde ; on me priait de ne point partir, parce que depuis plusieurs jours il pleut beaucoup, et depuis hier continuellement, et même dans ce moment plus qu’à l’ordinaire. Je résistais hardiment à tous ces discours, faisant honneur à la résolution que j’avais prise et à tout ce que je vous mandai hier parla poste, en assurant que j’arriverais jeudi, lorsque tout d’un coup M. de Grignan, en robe de chambre d’omelette, m’a parlé si sérieusement de la témérité de mon entreprise, disant que mon muletier ne suivrait pas ma litière, que mes mulets tomberaient dans les fossés, que mes gens seraient mouillés et hors d’état de me secourir, qu’en un moment j’ai changé d’avis, et j’ai cédé entièrement à ses sages remontrances. Ainsi, ma fille, coffres qu’on rapporte, mulets qu’on dételle, filles et laquais qui se sèchent pour avoir seulement traversé la cour, et messager que l’on vous envoie, connaissant vos bontés et vos inquiétudes, et voulant aussi apaiser les miennes, parce que je suis en peine de votre santé, et que cet homme ou reviendra nous en apporter des nouvelles, ou ne retrouvera pas les chemins. En un mot, ma chère enfant, il arrivera à Grignan jeudi au lieu de moi ; et moi, je partirai bien véritablement quand il plaira au ciel et à M. de Grignan, qui me gouverne de bonne foi, et qui comprend toutes les raisons qui me font souhaiter passionnément d’être à Grignan. Si M. de la Garde pouvait ignorer tout ceci, j’en serais aise, car il va triompher du plaisir de m’avoir prédit tout l’embarras où je me trouve : mais qu’il prenne garde à la vaine gloire qui pourrait accompagner le don de prophétie dont il pourrait se flatter. Enfin, ma fille, me voilà, ne m’attendez plus du tout ; je vous surprendrai, et ne me hasarderai point, de peur de vous donner de la peine, et à moi aussi. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je vous assure que je suis fort affligée d’être prisonnière à Lambesc : mais le moyen de deviner des pluies qu’on n’a point vues dans ce pays depuis un siècle !