Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 111

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 243-244).

111. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Bourbilly, lundi 16 octobre J673.

Enfin, ma chère fille, j’arrive présentement dans le vieux château de mes pères. Voici où ils ont triomphé, suivant la mode de ce temps-là. Je trouve mes belles prairies, ma petite rivière, mes magnifiques bois et mon beau moulin, à la même place où je les avais laissés. Il y a eu ici de plus honnêtes gens que moi ; et cependant, au sortir de Grignan, après vous avoir quittée, je m’y meurs de tristesse. Je pleurerais présentement de tout mon cœur, si je m’en voulais croire ; mais je m’en détourne, suivant vos conseils. Je vous ai vue ici ; Bussy y était, qui nous empêchait fort de nous y ennuyer. Voilà où vous m’appelâtes marâtre d’un si bon ton. On a élagué des arbres devant cette porte, ce qui fait une allée fort agréable. Tout crève ici de blé, et de Caron pas un mot[1], c’est-à-dire pas un sou. Il pleut à verse : je suis désaccoutumée de ces continuels orages, j’en suis en colère. M. de Guitaut est à Époisses : il envoie tous les jours ici pour savoir quand j’ar riverai, et pour m’emmener chez lui ; mais ce n’est pas ainsi qu’on fait ses affaires. J’irai pourtant le voir, et vous prévoyez bien que nous parlerons de vous : je vous prie d’avoir l’esprit en repos sur tout ce que je dirai ; je ne suis pas assurément fort imprudente. Nous vous écrirons, Guitaut et moi. Je ne puis m’accoutumer à ne vous plus voir ; et si vous m’aimez, vous m’en donnerez une marque certaine cette année. Adieu, mon enfant ; j’arrive, je suis un peu fatiguée ; quand j’aurai les pieds chauds, je vous en dirai davantage.

112. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Époisses, mercredi 25 octobre 1673.

Je n’achevai qu’avant-hier toutes mes affaires à Bourbilly, et le même jour je vins ici, où l’on m’attendait avec quelque impatience. J’ai trouvé le maître et la maîtresse du logis avec tout le mérite que vous leur connaissez, et la comtesse (de Fiesque) qui part, et qui donne de la joie à tout un pays. J’ai mené avec moi monsieur et madame de Toulongeon, qui ne sont pas étrangers dans cette maison : il est survenu encore madame de Chatelus, et M. le marquis de Bonneval, de sorte que la compagnie est complète. Cette maison est d’une grandeur et d’une beauté surprenante ; M. de Guitaut[2] se divertit fort à la faire ajuster, et y dépense bien de l’argent : il se trouve heureux de n’avoir point d’autre dépense à faire. Je plains ceux qui ne peuvent pas se donner ce plaisir. Nous avons causé à l’infini, le maître du logis et moi ; c’est-à-dire, j’ai eu le mérite de savoir bien écouter. On passerait bien des jours dans cette maison sans s’ennuyer : vous y avez été extrêmement célébrée. Je ne crois pas que j’en pusse sortir, si on y recevait de vos nouvelles ; mais, ma fille, sans vous faire valoir ce que vous occupez dans mon cœur et dans mon souvenir, cet état d’ignorance m’est insoutenable. Je me creuse la tête à deviner ce que vous m’avez écrit, et ce qui vous est arrivé depuis trois semaines, et cette application inutile trouble fort mon repos. Je trouverai cinq ou six de vos lettres à Paris ; je ne comprends pas pourquoi M. de Coulanges ne me les a pas envoyées, je l’en avais prié. Enfin je pars demain pour prendre le chemin de Paris ; car vous vous souvenez bien


  1. Allusion au dialogue de Lucien intitulé Caron, ou le Contemplateur.
  2. Guillaume de Pechpeirou-Comenge, comte de Guitaut. Il était gouverneur des îles Sainte-Marguerite, commandeur des ordres du roi ; il avait été chambellan de M. le prince de Condé, et honoré de son amitié particulière.