Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 117

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 254-256).

117. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 11 décembre 1673.

Je viens de Saint-Germain, où j’ai été deux jours entiers avec madame de Coulanges et M. de la Rochefoucauld ; nous logions chez lui. Nous fîmes le soir notre cour à la reine, qui me dit bien des choses obligeantes pour vous ; mais s’il fallait vous dire tous les bonjours, tous les compliments d’hommes et de femmes, vieux et jeunes, qui m’accablèrent et me parlèrent de vous, ce serait nommer quasi toute la cour ; je n’ai rien vu de pareil : Et comment se porte madame de Grignan ? quand reviendra-t-elle ? et ceci, et cela : enfin, représentez-vous que chacun, n’ayant rien à faire et me disant un mot, me faisait répondre à vingt personnes à la fois. J’ai dîné avec madame de Louvois ; il y avait presse à qui nous en donnerait. Je voulais revenir hier ; on nous arrêta d’autorité, pour souper chez M. de Marsillac, dans son appartement enchanté, avec madame de Thianges, madame Scarron, M. le Duc, M. de la Rochefoucauld, M. de Vi vomie, et une musique céleste. Ce matin, nous sommes revenues.

Voici une querelle qui faisait la nouvelle de Saint-Germain. M. le chevalier de Vendôme et M. de Vivonne font les amoureux de madame de Ludres : M. le chevalier de Vendôme, veut chasser M. de Vivonne ; on s’écrie : Et de quel droit ? Sur cela, il dit qu’il veut se battre contre M. de Vivonne : on se moque de lui. Won, il n’y a point de raillerie : il veut se battre, et monte à cheval, et prend la campagne. Voici ce qui ne peut se payer, c’est d’entendre Vivonne. Il était dans sa chambre, très-mal de son bras[1], recevant les compliments de toute la cour, car il n’y a point eu de partage. « Moi ! messieurs, dit-il, moi me battre, il peut fort bien me battre s’il veut, mais je le défie de faire que je veuille me battre : qu’il se fasse casser l’épaule, qu’on lui fasse dix-huit incisions ; et puis (on croit qu’il va dire, et puis nous nous battrons) ; et puis, dit-il, nous nous accommoderons. Mais se moque-t-il de vouloir tirer sur moi ? voilà un beau dessein : c’est comme qui voudrait tirer dans une porte cochère[2]. Je me repens bien de lui avoir sauvé la vie au passage du Rhin : je ne veux plus faire de ces actions, sans faire tirer l’horoscope de ceux pour qui je les fais. Eussiez-vous jamais cru que c’eût été pour me percer le sein que je l’eusse remis sur la selle ? » Mais tout cela d’un ton et d’une manière si folle, qu’on ne parlait d’autre chose à Saint-Germain.

J’ai trouvé votre siège d’Orange fort étalé à la cour : le roi en avait parlé agréablement, et on trouva très-beau que sans ordre du roi, et seulement pour suivre M. de Grignan, il se soit trouvé sept cents gentilshommes à cet occasion ; car le roi ayant dit sept cents, tout le monde dit sept cents : on ajoute qu’il y avait deux cents litières, et de rire ; mais on croit sérieusement qu’il y a peu de gouverneurs qui pussent avoir une pareille suite.

J’ai causé trois heures en deux fois avec M. de Pomponne ; j’en suis contente au delà de ce que j’espérais ; mademoiselle Lavocat[3] est dans notre confidence ; elle est très-aimabie ; elle sait notre syndicat, notre procureur, notre gratification, notre opposition, notre délibération, comme elle sait la carte et les intérêts des princes, c’est-à-dire sur le bout du doigt : on l’appelle le petit ministre ; elle est dans tous nos intérêts. Il y a des entr’actes à nos conversations, que M. de Pomponne appelle des traits de rhétorique, pour captiver la bienveillance des auditeurs. Il y a des articles dans vos lettres sur lesquels je ne réponds pas : il est ordinaire d’être ridicule, quand on répond de si loin. Vous savez quel déplaisir nous avions de la perte de je ne sais quelle ville, lorsqu’il y avait dix jours qu’à Paris on se réjouissait que le prince d’Orange en eût levé le siège ; c’est le malheur de l’éloignement. Adieu, ma très-aimable : je vous embrasse bien tendrement.


  1. Il avait été blessé au passage du Rhin.
  2. On sait que M. de Vivonne était excessivement gros.
  3. Sœur de madame de Pomponne, mariée plus tard au marquis de Vins.