Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 120

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 258-260).

120. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi I er jour de l’an 1674.

Je vous souhaite une heureuse année, ma chère fille ; et dans ce souhait je comprends tant de choses, que je n’aurais jamais fait, si je voulais vous en faire le détail. Je n’ai point encore demandé votre congé, comme vous le craignez ; mais je voudrais que vous eussiez entendu la Garde, après dîner, sur la nécessité de votre voyage ici, pour ne pas perdre vos cinq mille francs, et sur ce qu’il faut que M. de Grignan dise au roi. Si c’était un procès qu’il fallût solliciter contre quelqu’un qui voulût vous faire cette injustice, vous viendriez assurément le solliciter ; mais comme c’est pour venir en un lieu où vous avez encore mille autres affaires, vous êtes paresseux tous deux. Ah ! la belle chose que la paresse ! En voilà trop ; lisez la Garde, chapitre premier. Cependant vous aurez du plaisir de voir et de recevoir l’approbation du roi. À propos, on a révoqué tous les édits qui nous étranglaient dans notre province : le jour que M. de Chaulnes l’annonça, ce fut un cri de vive le roi ! qui fit pleurer tous les états ; chacun s’embrassait, on était hors de soi : on ordonna un Te Deum, des feux de joie, et des remerciments publies à M. de Chaulnes. Mais savez-vous ce que nous donnons au roi pour témoigner notre reconnaissance ? Deux millions six cent mille livres, et autant de don gratuit ; c’est justement cinq millions deux cent mille livres : que dites-vous de cette petite somme ? Vous pouvez juger par là de la grâce qu’on nous a faite de nous ôter les édits.

Mon pauvre fils est arrivé, comme vous savez, et s’en retourne jeudi avec plusieurs autres. M. de Monterey est habile homme ; il fait enrager tout le monde : il fatigue notre armée, et la met hors d’état de sortir et d’être en campagne avant la fin du printemps. Toutes les troupes étaient bien à leur aise pour leur hiver ; et quand tout sera bien crotté à Charleroi, il n’aura qu’un pas à faire pour se retirer. En attendant, M. de Luxembourg ne saurait se désopiler. Selon toutes les apparences, le roi ne partira pas sitôt que l’année passée. Si, tandis que nous serons en train, nous faisions quelque isulte à quelques grandes villes, et qu’on voulût s’opposer aux deux héros[1], comme il est à présumer que les ennemis seraient battus, la paix serait quasi assurée : voilà ce qu’on entend dire aux gens du métier. Il est certain que M. de Turenne est mal avec M. de Louvois ; mais comme il est bien avec le roi et M. Colbert, cela ne fait aucun éclat.

On a fait cinq dames (du palais) : mesdames de Soubise, de Chevreuse[2], la princesse d’Harcourt, madame d’Albret et madame de Rochefort. Les filles ne servent plus ; et madame de Richelieu (dame d’honneur) ne servira plus aussi ; ce seront les gentilshommes-servants et les maîtres d’hôtel, comme on faisait autrefois. Il y aura toujours, derrière la reine, madame de Richelieu et et trois ou quatre dames, afin que la reine ne soit pas seule de femme. Brancas est ravi de sa fille (la princesse d’Harcourt), qu’on a si bien clouée.

Le grand maréchal de Pologne[3] a écrit au roi que si Sa Majesté voulait faire quelqu’un roi de Pologne, il le servirait de ses forces ; mais que si elle n’a personne en vue, il lui demande sa protection. Le roi la lui donne ; mais on ne croit pas qu’il soit élu, parce qu’il est d’une religion contraire au peuple.

La dévotion de la Marans est toute des meilleures que vous ayez jamais vues ; elle est parfaite, elle est toute divine ; je ne l’ai point encore vue, je m’en hais. Il y a une femme qui a pris plaisir à lui dire que M. de Longueville avait une véritable tendresse pour elle, et surtout une esti/ne singulière, et qu’il avait prédit que quelque jour elle serait une sainte. Ce discours, dans le commencement, lui a si bien frappé la tête, qu’elle n’a point eu de repos qu’elle n’ait accompli les prophéties. On ne voit point encore ces petits princes[4] ; l’aîné a été trois jours avec père et mère ; il est joli, mais personne ne l’a vu. Je vous embrasse, ma chère enfant. Je saurai ce qu’on peut faire pour votre ami qui a si généreusement assassiné un homme. Adieu, ma fille ; je vous embrasse avec une tendresse sans égale ; la vôtre me charme, j’ai le bonheur de croire que vous m’aimez.


  1. M. le Prince et M. de Turenne.
  2. Jeanne-Marie Colbert, duchesse de Chevraise.
  3. Jean Sobieski, depuis roi de Pologne.
  4. Les enfants de madame de Montespan.