Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 125

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 266-267).

125. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, lundi 27 mai 1675.

Quel jour, ma fille, que celui qui ouvre l’absence ! comment vous a-t-il paru ? Pour moi, je l’ai senti avec toute l’amertume et toute la douleur que j’avais imaginées, et que j’avais appréhendées depuis si longtemps. Quel moment que celui ou nous nous séparâmes ! quel adieu et quelle tristesse d’aller chacune de son côté, quand on se trouve si bien ensemble ! Je ne veux point vous en parler davantage, ni célébrer, comme vous dites, toutes les pensées qui me pressent le cœur : je veux me représenter votre courage, et tout ce que vous m’avez dit sur ce sujet, qui fait que je vous admire. Il me parut pourtant que vous étiez un peu touchée en m’embrassant. Pour moi, je revins à Paris l, comme vous pouvez vous l’imaginer : M. de Coulanges se conforma à mon état : j’allai descendre chez M. le cardinal de Retz, où je renouvelai tellement toute ma douleur, que je fis prier M. de la Rochefoucauld, madame de la Fayette et madame de Coulanges, qui vinrent pour me voir, de trouver bon que je n’eusse point cet honneur : il faut cacher ses faiblesses devant les forts. M. le cardinal entra dans les miennes ; la sorte d’amitié qu’il a pour vous le rend fort sensible à votre départ. Il se fait peindre par un religieux de Saint- Victor ; je crois que, malgré Caumartin, il vous donnera l’original. Il s’en va dans peu de jours ; son secret est répandu ; ses gens-sont fondus en larmes : je fus avec lui jusqu’à dix heures. Ne blâmez point, mon enfant, ce que je sentis en rentrant chez moi : quelle différence ! quelle solitude ! quelle tristesse ! votre chambre, votre cabinet, votre portrait ! ne plus trouver cette aimable personne ! M. de Grignan comprend bien ce que je veux dire et ce que je sentis. Le lendemain, qui était hier, je me trouvai tout éveillée à cinq heures ; j’allai prendre Corbinelli pour venir ici avec l’abbé. Il y pleut sans cesse, et je crains fort que vos chemins de Bourgogne ne soient rompus. Nous lisons ici des maximes que Corbinelli m’explique ; il voudrait bien m’apprendre à gouverner mon cœur ; j’aurais beaucoup gagné à mon voyage, si j’en rapportais cette science. Je m’en retourne demain ; j’avais besoin de ce moment de repos pour remettre un peu ma tête, et reprendre une espèce de contenance.