Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 128

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 271-272).

128. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 19 juillet 1675.

Devinez d’où je vous écris, ma fille : c’est de chez M. de Pomponne ; vous vous en apercevrez par le petit mot que madame de Vins vous dira ici. J’ai été avec elle, l’abbé Arnauld et d’ Hacqueville, voir passer la procession de Sainte-Geneviève ; nous en sommes revenus de très-bonne heure, il n’était que deux heures ; bien des gens n’en reviendront que ce soir. Savez-vous que c’est une belle chose que cette procession ? Tous les différents religieux, tous les prêtres des paroisses, tous les chanoines de Notre-Dame, et M. l’archevêque pontificalement, qui va à pied, bénissant à droite et à gauche jusqu’à la métropole ; il n’a cependant que la main gauche ; et à la droite, c’est l’abbé de Sainte-Geneviève, nu-pieds, précédé de cent cinquante religieux, nu-pieds aussi, avec sa crosse et sa mitre, comme l’archevêque, et bénissant de même, mais modestement et dévotement, et à jeun, avec un air de pénitence qui fait voir que c’est lui qui va dire la messe dans Notre-Dame.

Le parlement en robes rouges, et toutes les compagnies supérieures, suivent cette châsse, qui est brillante de pierreries, portée par vingt hommes habillésde blanc, nu-pieds. On laisse en otage à Sainte^Geneviève le prévôt des marchands et quatre conseillers, jusqu’à ce que ce précieux trésor y soit revenu. Vous allez me demander pourquoi on a descendu cette châsse : c’était pour faire cesser la pluie, et pour demander le chaud. L’un et l’autre étaient arrivés au moment qu’on a eu ce dessein, de sorte que, comme c’est en général pour nous apporter toutes sortes de biens, je crois que c’est à elle que nous devons le retour du roi : il sera ici dimanche ; je vous manderai mercredi tout ce qui se peut mander. M. de la Trousse mène un détachement de six mille hommes au maréchal de Créqui, pour aller joindre M. de Turenne ; la Fare et les autres demeurent avec les gendarmes-Dauphin dans l’armée de M. le Prince. Voici les darnes qui attendent leurs maris, au pr oral a de leur impatience. L’autre jour Madame et madame de Monaco prirent d’Hacqueville à l’hôtel de Gramont, pour s’en aller courir les rues incognito, et se promener aux Tuileries : comme Madame n’est point sur le pied d’être galante, elle se joue parfaitement bien de sa dignité. On attend à toute heure madame de Toscane ; c’est encore des biens de la châsse de sainte Geneviève. Je vis hier une de vos lettres entre les mains de l’abbé de Pontcarré ; c’est la plus divine lettre du monde, il n’y a jrien qui ne pique et qui ne soit salé ; il en a envoyé une copie à l’Éminence, car l’original est gardé comme la châsse. Adieu, ma très-chère et très-parfaitement aimée ; vous êtes si vraie, que je ne rabats rien sur tout ce que vous me dites de votre tendresse ; vous pouvez juger si j’en suis touchée.