Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 130

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 276-278).

130. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, ce 31 juillet 1675.

C’est à vous que je m’adresse, mon cher comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France ; c’est la mort de M. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versailles : le roi en a été affligé, comme on doit l’être de la mort du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde ; toute la cour fut en larmes, et M. de Condom pensa s’évanouir. On était près d’aller se divertir à Fontainebleau, tout a été rompu ; jamais un homme n’a été regretté si sincèrement : tout ce quartier où il a logé[1], et tout Paris, et tout le peuple, était dans le trouble et dans l’émotion ; chacun parlait et s’attroupait pour regretter ce héros. Je vous envoie une très-bonne relation de ce qu’il a fait quelques jours avant sa mort. C’est après trois mois d’une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent point d’admirer, qu’arrive le dernier jour de sa gloire et de sa vie. Il avait le plaisir devoir décamper l’armée des ennemis devant lui ; et le 27, qui était samedi, il alla sur une petite hauteur pour observer leur marche : son dessein était de donner sur l’arrière-garde, et il mandait au roi à midi que, dans cette pensée, il avait envoyé dire à Brissac qu’on fit les prières de quarante heures. Il mande la mort du jeune d’Hocquincourt, et qu’il enverra un courrier pour apprendre au roi la suite de cette entreprise : il cachette sa lettre, et l’envoie à deux heures. Il va sur cette petite colline avec huit ou dix personnes : on tire de loin à l’aventure un malheureux coup de canon, qui le coupe par le milieu du corps, et vous pouvez penser les cris et les pleurs de cette armée : le courrier part à l’instant, il arriva lundi, comme je vous ai dit ; de sorte qu’à une heure l’une de l’autre, le roi eut une lettre de M. de Turenne, et la nouvelle de sa mort. Il est arrivé depuis un gentilhomme de M. deTurenne, qui dit que les armées sont assez près l’une de l’autre ; que M. de Lorges commande à la place de son oncle, et que rien ne peut être comparable à la violente affliction de toute cette armée. Le roi a ordonné en même temps à M. le Duc d’y courir en poste, en attendant M. le Prince, qui doit y aller ; mais comme sa santé est assez mauvaise, et que le chemin est long, tout est à craindre dans cet entre-temps : c’est une cruelle chose que cette fatigue pour M. le Prince ; Dieu veuille qu’il en revienne ! M. de Luxembourg demeure en Flandre pour y commander en chef : les lieutenants généraux de M. le Prince sont MM. de Duras et de la Feuillade. Le maréchal de Créqui demeure où il est. Dès le lendemain de cette nouvelle, M. de Louvois proposa au roi de réparer cette perte en faisant huit généraux au lieu d’un, c’est y gagner[2]. En même temps on fit huit maréchaux de France, savoir : M de Rochefort[3], à qui les autres doivent un remercîment ; MM. de Luxembourg, Duras, la Feuillade, d’Estrades, Navailles, Schomberg et Vivonne ; en voilà huit bien comptés : je vous laisse méditer sur cet endroit. Le grand maître[4] était au désespoir, on l’a fait duc ; mais que lui donne cette dignité ? Il a les honneurs du Louvre par sa charge, il ne passera point au parlement à cause des conséquences ; et sa femme ne veut de tabouret qu’à Bouille[5] : cependant c’est une grâce ; et s’il était veuf, il pourrait épouser quelque jeune veuve. Vous savez la haine du comte de Gramont pour Rochefort ; je le vis hier, il est enragé ; il lui a écrit, et l’a dit au roi. Voici la lettre : Monseigneur,

La faveur l’a pu faire autant que le mérite[6]. C’est pourquoi je ne vous en dirai pas davantage.

Le comte de Gramont.

Adieu, Rochefort.

Je crois que vous trouverez ce compliment comme ou l’a trouvé ici. Tl y a un almanach que j’ai vu, c’est de Milan ; on y lit au mois de juillet : Mort subite d’un grand, et au mois d’août : Ah ! que vois-je ? On est ici dans des craintes continuelles : cependant nos six mille hommes sont partis pour abîmer notre Bretagne ; ce sont deux Provençaux[7] qui ont cette commission. M. de Pomponne a recommandé nos pauvres terres. M. de Chaulnes et M. de Lavardin sont au désespoir : voilà ce qui s’appelle des dégoûts. Si jamais vous faites les fous, je ne souhaite pas qu’on vous envoie des Bretons pour vous corriger : admirez combien mon cœur est éloigné de toute vengeance. Voilà, mon cher comte, tout ce que nous savons jusqu’à l’heure qu’il est : en récompense d’une très-aimable lettre, je vous en écris une qui vous donnera du déplaisir ; j’en suis en vérité aussi fâchée que vous. Nous avons passé tout l’hiver à entendre conter les divines perfections de ce héros : jamais un homme n’a été si près d’être parfait ; et plus on le connaissait, plus on l’aimait, et plus on le regrette. Adieu, monsieur et madame, je vous embrasse mille fois. Je vous plains de n’avoir personne à qui parler de cette grande nouvelle ; il est naturel de communiquer tout ce qu’on pense là-dessus. Si vous êtes fâchés, vous êtes comme nous sommes ici.


  1. L’hôtel de Turenne était situé rue Saint-Louis, au Marais.
  2. On sait que madame Cornuel appelait ces huit maréchaux de France la monnaie de M. de Turenne.
  3. M. de Louvois, voulant faite M. de Rochefort maréchal de France, n’y pouvait parvenir qu’en proposant les sept autres, qui étaient plus anciens lieutenants généraux que M. de Rochefort.
  4. Le comte du Lude, grand maître de l’artillerie.
  5. Renée-Éléonore de Bouille, première femme du comte du Lude, passait sa vie à Bouille, par un goût singulier qu’elle avait pour lâchasse.
  6. Vers du Cid.
  7. Le bailli de Forbin, et le marquis de Vins.