Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 144

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 307-311).

144. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 13 octobre IU75.

Vous avez raison de dire que les dates ne font rien pour rendreigréables les lettres de ceux que nous aimons. Eli, mon Dieu ! les affaires publiques nous doivent- elles être si chères ? Votre santé, votre famille, vos moindres actions, vos sentiments, vos pétoffes de Lambesc, c’est là ce qui me touche ; et je crois si bien que vous êtes de même, que je ne fais aucune difficulté de vous parler des PiOchers, de mademoiselle du Plessis, de mes allées, de mes bois, de nos affaires, du Bien bon et de Copenhague, quand l’occasion s’en présente. Croyez donc que tout ce qui vient de vous m’est très-considérable, et que, jusqu’à vos traînées de tapisseries, je suis aise de tout savoir. Si voulez encore des aiguilles pour en faire, j’en ai d’admirables : pour moi, j’en fis hier d’infinies, elles étaient aussi ennuyeuses que ma compagnie : je ne travaille que quand elle entre ; et, dès que je suis seule, je me promène, je lis, ou j’écris. La Plessis ne m’incommode pas plus que Marie. Dieu me fait la grâce de ne point écouter ce qu’elle dit ; je suis, à son égard, comme vous êtes pour beaucoup d’autres : elle a vraiment les meilleurs sentiments du monde : j’admire que cela puisse être gâté par l’impertinence de son esprit et la ridiculité de ses manières ; il faudrait voir l’usage qu’elle fait de ma tolérance, et comme elle l’explique, et les chaînes qu’elle en fait pour s’attacher à moi, et comme je lui sers d’excuse pour ne plus voir ses amies de Vitré, et les adresses qu’elle a pour satisfaire sa sotte gloire, car la sotte gloire est de tout pays, et la crainte qu’elle a que je ne sois jalouse d’une religieuse de Vitré : cela ferait une assez méchante farce de campagne.

Je dois vous dire des nouvelles de cette province. M. de Chaulnes est à Rennes avec beaucoup de troupes ; il a mandé que si on en sortait, ou si l’on faisait le moindre bruit, il ôterait, pour dix ans, le parlement de cette ville. Cette crainte fait tout souffrir : je ne sais point encore comme ces gens de guerre en usent à l’égard des pauvres bourgeois. Nous attendons madame de Chaulnes à Vitré, qui vient voir la princesse (de Tarente)-, nous sommes en sûreté sous ses auspices ; mais je puis vous assurer que, quand il n’y aurait que moi, M. de Chaulnes prendrait plaisir à me marquer des égards ; c’est la seule occasion où je pourrais répondre de lui : n’ayez donc aucune inquiétude ; je suis ici comme dans cette Provence que vous djtes qui est à moi.

Vous n’avez pas peur de Ruyter[1]. Ruyter pourtant est le dieu des combats ; Guitautne lui résiste pas : mais, en vérité, l’étoile du roi lui résiste : jamais il n’en fut une si fixe. Elle dissipa, l’année passée, cette grande flotte ; elle fait mourir le prince de Lorraine ; elle renvoie Montecuculli chez ses parents, et fera la paix par le mariage du prince Charles. Je disais F autre jour cette dernière chose à madame de ïarente ; elle me dit qu’il était marié à Timpératrice douairière : quoique cette noce n’ait pas éclaté, elle ne laisserait pas d’empêcher l’autre ; vous verrez que cette impératrice mourra, si sa vie fait un inconvénient. Votre raisonnement est d’une telle justesse sur les affaires d’État, qu’on voit bien que vous êtes devenue politique dans la place où vous êtes. J’ai écrit à la belle princesse de Vaudemont ; elle est infortunée, et j’en suis triste, car elle est très-aimable : Je n’osais écrire à madame de Lillebonne ; mais vous m’avez donné courage. Je crains que vous n’ayez pas le petit Coulanges ; sa femme m’écrit tristement de Lyon, et croity passer l’hiver : c’est une vraie trahison pour elle, quede n’être pas à Paris : elle me mande que vous avez au un assez grand commerce. La Trousse est à Paris et à la cour, accablé d’agréments et de louanges ; il les reçoit d’une manière à les augmenter : on dit qu’il aura la charge de Froulai ; si cela était, il y aurait un mouvement dans la compagnie, et je prie notre d’Hacqueville d’y avoir quelque attention pournotre pauvre guidon, qui se meurt d’ennui dans le guidonnage ; je lui mande de venir ici, je voudrais le marier à une petite fille, qui est un peu juive de son estoc, mais les millions nous paraissent de bonne maison : cela est fort en l’air ; je ne crois plus rien après avoir manqué la petite d’Eaubonne[2]. Madame de Villars me mande encore des merveilles du chevalier (de Grignan) ; je crois que ce sont les premières qu’on a renouvelées ; mais enfin c’est un petit garçon qui a bien le meilleur bruit qu’on puisse jamais souhaiter. Je prie Dieu que les lueurs d’espérance pour une de vos filles[3] puissent réussir ; ce serait une grande affaire. La paresse du coadjuteur devrait bien cesser dans de pareilles occasions.

Écoutez une belle action du procureur général[4]. Il avait une terre, de la maison de Bellièvre, qu’on lui avait fort bien donnée ; il l’a remise dans la masse des biens des créanciers, disant qu’il ne saurait aimer ce présent, quand il songe qu’il fait tort à des créanciers qui ont donné leur argent de bonne foi : cela est héroïque. Jugez s’il est pour nous contre M. de Mirepoix[5] ; je ne connais point une plus belle ni une plus vilaine âme que celle de ces deux hommes. Le Bien bon est toujours le Bien bon ; ce sont des armes parlantes : les obligations que je lui ai sont innombrables ; ce qui me les rend sensibles, c’est l’amitié qu’il a pour vous, et le zèle pour vos affaires, et comme il se prépare à confondre le Mirepoix.

Je n’ose penser à vous voir ; quand cette espérance entre trop avant dans mon cœur, et qu’elle est encore éloignée, elle me fait trop de mal : je me souviens de ce que je souffris à la maladie de ma pauvre tante, et comme vous me fîtes expédier cette douleur ; je ne suis pas encore à portée de recevoir cette joie. Vous m’assurez que vous vous portez bien ; Dieu le veuille, ma bonne ! cet article me tient extrêmement au cœur : pour moi, je suis dans la parfaite santé. Vous aimeriez bien ma sobriété et l’exercice que je fais, et sept heures au lit, comme une carmélite. Cette vie dure me plaît ; elle ressemble au pays ; je n’engraisse point, et l’air est si épais et si humain, que ce teint, qu’il y a si longtemps que l’on loue, n’en est point changé : je vous souhaite quelquefois une de nos soirées, en qualité de pommade de pieds de mouton. J’ai dix ouvriers qui me divertissent fort. Rahuel et Pihis, tout est à sa place. Vous devez être persuadée de ma confiance par les pauvretés dont je remplis ma lettre. Depuis que je me suis plainte, en vers, de la pluie, il fait un temps charmant ; de sorte que je m’en loue en prose. Toute notre province est si occupée de ces punitions, que l’on ne fait point de visites ; et, sans vouloir contrefaire la dédaigneuse, j’en suis extrêmement aise. Vous souvient-il quand nous trouvions qu’il n’y avait rien de si bon, en province, qu’une méchante compagnie, par la joie du départ ? c’est un plaisir que je n’aurai point cette année.

Ma bonne, quand je vous écrirais encore quatre heures, je ne pourrais pas vous dire à quel point je vous aime, et de quelle manière vous m’êtes chère. Je suis persuadée du soin de la Providence sur vous, puisque vous payez tous vos arrérages, et que vous voyez une année de subsistance ; Dieu prendra soin des autres ; continuez votre attention sur votre dépense ; cela ne remplit point les grandes brèches, mais cela aide à la douceur présente, et c’est beaucoup. M. de Grignan est-il sage ? Je l’embrasse dans cette espérance, ma très-bonne, et je suis entièrement à vous.


  1. Amiral de la flotte hollandaise.
  2. Le marquis de Sévigné avait recherché Antoinette Lefèvre d’Eaubonne, cousine de M. d’Onnessson.
  3. Il était question d’un établissement pour mademoiselle d’Alerac, fille du premier lit de M. de Grignan.
  4. Achille de Harlay, depuis premier président.
  5. M. de Sévigné témoigne de la haine contre M. de Mirepoix, à cause du procès de M. de Grignan avec les héritiers de mademoiselle du Puy-du-Fou, sa seconde femme.