Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 155

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 334-336).

155. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 22 mars 1676.

Je me porte très-bien ; mais pour mes mains, il n’y a ni rime ni raison : je me sers donc de la petite personne pour la dernière fois : c’est la plus aimable enfant du monde ; je ne sais ce que j’aurais fait sans elle : elle me lit-trèsbien ce que je veux ; elle écrit comme vous voyez ; elle m’aime ; elle est complaisante ; elle sait me parler de madame de Grignan ; enfin, je vous prie de l’aimer sur ma parole.

La petite personne.

Je serais trop heureuse, madame, si cela était : je crois que vous enviez bien le bonheur que j’ai d’être auprès de madame votre mère. Elle a voulu que j’aie écrit tout le bien de moi que vous voyez ; j’en suis assez honteuse, et très-affligée en même temps de son départ.

Madame de Sêvigné continue.

La petite fille a voulu discourir, et je reviens à vous, ma chère enfant, pour vous dire que, hormis mes mains dont je n’espère la guérison que quand il fera chaud, vous ne devez pas perdre encore l’idée que vous avez de moi : mon visage n’est point changé ; mon esprit et mon humeur ne le sont guère ; je suis maigre, et j’en suis bien aise ; je marche, et je prends l’air avec plaisir ; et si l’on me veille encore, c’est parce que je ne puis me tourner toute seule dans mon lit ; mais je ne laisse pas de dormir. Je vous avoue bien que c’est une incommodité, et je la sens un peu. Mais enfin, ma fille, il faut souffrir ce qu’il plaît à Dieu, et trouver encore que je suis bien heureuse d’en être sortie ; car vous savez quelle bête c’est qu’un rhumatisme ? Quand à la question que vous me faites, je vous dirai le vers de Médée :

C’est ainsi qu’en partant je vous fais mes adieux.

Je suis persuadée qu’ils sont faits ; et l’on dit que je vais reprendre le fil de ma belle santé ; je le souhaite pour l’amour de vous, ma très-chère, puisque vous l’aimez tant ; je ne serai pas trop fâchée aussi de vous plaire en cette occasion. La bonne princesse est venue me voir aujourd’hui : elle m’a demandé si j’avais eu de vos nouvelles : j’aurais bien voulu lui présenter une réponse de votre part ; l’oisiveté de la campagne rend attentive à ces sortes de choses ; j’ai rougi de ma pensée, elle en a rougi aussi : je voudrais qu’à cause de l’amitié que vous avez pour moi, vous eussiez payé plus tôt cette dette. La princesse s’en va mercredi, à cause de la mort de M. de Valois : et moi, je pars mardi pour coucher à Laval. Je ne vous écrirai point mercredi, n’en soyez point en peine. Je vous écrirai de Malicorne, où je me reposerai deux jours. Je commence déjà à regretter mon petit secrétaire. Vous voilà assez bien instruite de ma santé ; je vous conjure de n’en être plus en peine, et de songer à la vôtre. Vous qui prêchez si bien les autres, deviez-vous faire mal à vos petits yeux, à force d’écrire ? La maladie de Montgobert en est cause, je lui souhaite une bonne santé, et je sens le chagrin que vous devez avoirde l’état où elle est. Je suis ravie que le petit enfant se porte bien : Villebrune dit qu’il vivra fort bien à huit mois, c’est-à-dire huit lunes passées.

Vous croyez que nous avons ici un mauvais temps : nous avons le temps de Provence ; mais ce qui m’étonne, c’est que vous ayez le temps de Bretagne. Je jugeais que vous l’aviez cent fois plus beau, comme vous croyiez que nous l’avions cent fois plus vilain. J’ai bien profité de cette belle saison, dans la pensée que nous aurions l’hiver dans le mois d’avril et de mai, de sorte que c’est l’hiver que je m’en vais passer à Paris. Au reste, si vous m’aviez vue faire la malade et la délicate dans ma robe de chambre, dans ma grande chaise avec des oreillers, et coiffée de nuit, de bonne foi vous ne reconnaîtriez pas cette personne qui se coiffait en toupet, qui mettait son buse entre sa chair et sa chemise, et qui ne s’asseyait que sur la pointe des sièges pliants : voilà sur quoi je suis changée. J’oubliais de vous dire que notre oncle de Sévigné est mort[1]. Madame de la Fayette commence présentement à hériter de sa mère[2]. M. du Plessis-Guénégaud est mort aussi ; vous savez ce qu’il vous faut faire à sa femme.

Corbinelli dit que je n’ai point d’esprit quand je dicte ; et sur cela il ne m’écrit plus. Je crois qu’il a raison ; je trouve mon style lâche ; mais soyez plus généreuse, ma fille, et continuez à me consoler de vos aimables lettres. Je vous prie de compter les lunes pendant votre grossesse, si vous êtes accouchée un jour seulement sur la neuvième, le petit vivra ; sinon n’attendez point un prodige. Je pars mardi, les chemins sont comme en été, mais nous avons une bise qui tue mes mains : il me faut du chaud, les sueurs ne font rien ; je me porte très-bien du reste ; et c’est une chose plaisante de voir une femme avec un très-bon visage, que l’on fait manger comme un enfant : on s’accoutume aux incommodités. Adieu, ma très-chère, continuez de m’aimer ; je ne vous dis point de quelle manière vous possédez mon cœur, ni par combien de liens je suis attachée à vous. J’ai senti notre séparation pendant mon mal ; je pensais souvent que ce m’eût été une grande consolation de vous avoir. J’ai donné ordre pour trouver de vos lettres à Malicorne. J’embrasse le comte, je le prie de m’embrasser. Je suis entièrement à vous, et le bon abbé aussi, qui compte et calcule depuis le matin jusqu’au soir, sans rien amasser, tant cette province a été dégraissée.


  1. Renaud de Sévigné, mort à Port-Royal le 16 mars 1676.
  2. La mère de madame de la Fayette s’était remariée en secondes noces à Renauld, chevalier de Sévigné.