Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 158

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 341-342).

158. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 15 avril 1676.

Je suis bien triste, ma mignonne ; le pauvre petit compère vient de partir. Il a tellement les petites vertus qui font l’agrément de la société, que quand je ne le regretterais que comme mon voisin, j’en serais fâchée. Il m’a priée mille fois de vous embrasser, et de •vous dire qu’il a oublié de vous parler de l’histoire de votre Protée, tantôt galérien, et tantôt capucin ; elle l’a fort réjoui. Voilà Beaulieu [1], qui vient de le voir monter gaiement en carrosse avec Broglie et deux autres ; il n’a point voulu le quitter qu’il ne l’ait vu pendu[2], comme madame de... pour son mari. On croit que le siège de Cambrai va se faire : c’est un si étrange morceau, qu’on croit que nous y avons de l’intelligence. Si nous perdons Philisbourg, il sera difficile que rien puisse réparer cette brèche, vederemo. Cependant l’on raisonne, et l’on fait des almanachs[3] que je finis par dire, l’étoile du roi sur tout. Enfin, le maréchal de Bellefonds a coupé le fil qui l’attachait encore ici ; Sanguin a sa charge[4] pour cinq cent cinquante mille livres, un brevet de retenue de trois cent cinquante mille. Voilà un grand établissement, et un cordon bleu assuré. M. de Pomponne m’est venu voir très-cordialement ; toutes vos amies ont fait des merveilles. Je ne sors point, il fait, un vent qui empêche la guérison de mes mains ; elles écrivent pourtant mieux, comme vous voyez. Je me tourne la nuit sur le côté gauche ; je mange de la main gauche. Voilà bien du gauche. Mon visage n’est quasi pas changé ; vous trouveriez fort aisément que vous avez vu ce chien de visage-là quelque part : c’est que je n’ai point été saignée, et que je n’ai qu’à me guérir de mon mal, et non pas des remèdes.

J’irai à Vichy ; on me dégoûte de Bourbon, à cause de l’air. La maréchale d’Estrées veut que j’aille à Vichy : c’est un pays délicieux. Je vous ai mandé sur cela tout ce que j’ai pensé : ou venir ici avec moi, ou rien ; car quinze jours ne feraient que troubler mes maux, par la vue de la séparation ; ce serait une peine et une dépense ridicule. Vous savez comme mon cœur est pour vous, et si j’aime à vous voir ; c’est à vous à prendre vos mesures. Je voudrais que vous eussiez déjà conclu le marché de votre terre, puisque cela vous est bon. M. de Pomponne me dit qu’il venait d’en faire un marquisat ; je l’ai prié de vous faire ducs ; il m’assura de sa diligence à dresser les lettres, et même de la joie qu’il en aurait : voilà déjà une assez grande avance. Je suis ravie de la santé des Fichons ; le petit petit, c’est-à-dire, le gros gros est un enfant admirable ; je l’aime trop d’avoir voulu vivre contre vent et marée. Je ne puis oublier la petite[5] ; je crois que vous réglerez de la mettre à Sainte -Marie, selon les résolutions que vous prendrez pour cet été ; c’est cela qui décide. Vous me paraissez bien pleinement satisfaite des dévotions de la semaine sainte et du jubilé : vous avez été en retraite dans votre château. Pour moi, ma chère, je n’ai rien senti que par mes pensées, nul objet n’a frappé mes sens, et j’ai mangé de la viande jusqu’au vendredi saint : j’avais seulement la consolation d’être fort loin de toute occasion de pécher. J’ai dit à la Mousse votre souvenir ; il vous conseillé de faire vos choux gras vous-même de cet homme à qui vous trouvez de l’esprit. Adieu, ma chère enfant.


  1. Valet de chambre de madame de Sévigné.
  2. Allusion au rôle de Martine, femme de Sganarelle, dans le Médecin malgré lui, acte III, scène ix.
  3. Voy. la note de la lettre du 9 mars 1672.
  4. De premier maître d’hôtel du roi.
  5. Marie-Blanche d’Adhémar.