Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 160

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 344-345).

160. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, dimanche au soir 10 mai 1676.

Je pars demain à la pointe du jour, et je donne ce soir à souper à madame de Coulanges, son mari, madame de la ïroche, M. de la Trousse, mademoiselle de Montgeron et Corbinelli, qui viendront me dire adieu en mangeant une tourte de pigeons. La bonne d’Escars part avec moi ; et comme le Bien bon a vu qu’il pouvait mettre ma santé entre ses mains, il a pris le parti d’épargner la fatigue de ce voyage, et de m’attendre ici, où il a mille affaires ; il m’y attendra avec impatience ; car je vous assure que cette séparation, quoique petite, lui coûte beaucoup, et je crains pour sa santé ; les serrements de cœur ne sont pas bons, quand on est vieux. Je ferai mon devoir pour le retour, puisque c’est la seule occasion dans ma vie où je puisse lui témoigner mon amitié, en lui sacrifiant jusqu’à la pensée seulement d’aller à Grignan. Voilà précisément l’un des cas où l’on fait céder ses plus tendres sentiments à la reconnaissance.

Il vous reviendra cinq eu six cents pistoles de la succession de notre oncle de Sévigné[1], que je voudrais que vous eussiez tout prêts pour cet hiver. Je ne comprends que trop les embarras que vous pouvez trouver par les dépenses que vous êtes obligés de faire ; et je ne pousse rien sur le voyage de Paris, persuadée que vous m’aimez assez, et que vous souhaitez assez de me voir, pour y faire au monde tout ce que vous pourrez. Vous connaissez d’ailleurs tous mes sentiments sur votre sujet, et combien la vie me paraît triste sans voir une personne que j’aime si tendrement. Ce sera une chose fâcheuse si M. de Grignan est obligé de passer l’été à Aix, et une grande dépense, de la manière dont on m’a parlé, ne fût-ce qu’à cause du jeu, qui fait un article de la vôtre assez considérable. J’admire la fortune ; c’est le jeu qui soutient M. de la Trousse. Vous avez donc cru être obligée de vous faire saigner ; la petite main tremblante de votre chirurgien me fait trembler. M. le Prince disait une fois à un nouveau chirurgien : « Ne tremblez-vous point de me saigner ? Pardi, monseigneur, c’est à vous « de trembler ; » il disait vrai. Vous voilà donc bien revenue du café : mademoiselle de Méri l’a aussi chassé de chez elle assez honteusement : après de telles disgrâces, peut-on compter sur la fortune ? Je suis persuadée que ce qui échauffe est plus sujet à ces sortes de revers que ce qui rafraîchit : il en faut toujours revenir là ; et afin que vous le sachiez, toutes mes sérosités viennent si droit de la chaleur de mes entrailles, qu’après que Vichy les aura consumées, on va me rafraîchir, plus que jamais, par des eaux, par des fruits, et par tous mes lavages que vous connaissez. Prenez ce régime plutôt que de vous brûler, et conservez votre santé d’une manière que ce ne soit point par là que vous puissiez être empêchée de venir me voir. Je vous demande cette conduite pour î’amour de votre vie, et pour que rien ne traverse la satisfaction de la mienne.

Je vais me coucher, ma fille, voilà ma petite compagnie qui vient de partir. Mesdames de Pomponne, de Vins, de Villars et de Saint-Géran ont été ici ; j’ai tout embrassé pour vous. Madame de Villars a fort ri de ce que vous lui mandez : j’ai un mot à lui dire ; cela ne se peut payer. Je pars demain à cinq heures ; je vous écrirai de tous les lieux où je passerai. Je vous embrasse de tout mon cœur : je suis fâchée que l’on ait profané cette façon de parler ; sans cela, elle serait digne d’expliquer de quelle façon je vous aime.


  1. Voyez ci-dessus la lettre du 22 mars 1676.