Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 185

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 385-386).

185. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 14 juin 1677.

Tai reçu votre lettre de Villeneuve-la-Guerre. Enfin, ma fille, il est donc vrai que vous vous portez mieux, et que le repos, le silence et la complaisance que vous avez pour ceux qui vous gouvernent, vous donnent un calme que vous n’aviez point ici. Vous pouvez vous représenter si je respire, d’espérer que vous allez vous rétablir ! je vous avoue que nul remède au monde n’est si bon pour me soulager le cœur, que de m’ôter de l’esprit l’état où je vous ai vue ces derniers jours. Je ne soutiens point cette pensée ; j’en ai même été si frappée, que je n’ai pas démêlé la part que votre absence a eue dans ce que j’ai senti. Vous ne sauriez être trop persuadée de la sensible joie que j’ai de vous voir, et de l’ennui que je trouve à passer ma vie sans vous : cependant je ne suis pas encore entrée dans ces réflexions, et je n’ai fait que penser à votre état, transir pour l’avenir, et craindre qu’il ne devienne pis. Voilà ce qui m’a possédée ; quand je serai en repos là-dessus, je crois que je n’aurai pas le temps de penser à toutes ces autres choses, et que vous songerez à votre retour. Ma chère enfant, il faut que les réflexions que vous ferez encore entre ci et là vous ôtent un peu des craintes inutiles que vous avez pour ma santé : je me sens coupable d’une partie de vos dragons ; quel dommage que vous prodiguiez vos inquiétudes pour une santé toute rétablie, et qui n’a plus à craindre que le mal que vous faites à la vôtre ! Je suis assurée que deux ou trois mois vous ont quelquefois défiguré vos dragons d’une telle sorte, que vous ne les avez pas reconnus. Songez, ma fille, qu’ils sont toujours comme dans ce temps-là, et que c’est votre seule imagination qui leur donne un prix qui n’est pas. Vous qui avez tant de raison et de courage, faut-il que vous soyez la dupe de ces vains fantômes ? Vous croyez que je suis malade, je me porte bien : vous regrettez Vichy, je n’en ai nul besoin, que par une précaution qui peut fort bien s ’ retarder ; ainsi de mille autres choses. Pour moi, je suis un peu coupable : je plaçais Vichy au printemps, pour être plus long-temps ave ; ; vous ; encore est-ce quelque chose : cela n’a pas réussi, la Providence a dérangé tout cela ; hé bien, ma fille, c’est peut-être parce qu’elle a réglé votre guérison, contre toute apparence, par cette conduite. Je vous tiens à mon avantage quand je vous écris ; vous ne me répondez point, et je pousse mes discours tant que je veux. Ce que dit Montgobert de cette aiguillette nouée est une des plaisantes choses du monde : dénouez-la, ma fille, et ne soyez point si vive sur des riens. Quant à moi, si j’ai de l’inquiétude, elle n’est que trop bien fondée ; ce n’est point une vision que l’état où je vous ai laissée. M. de Grignan et tous vos amis en ont été effrayés. Je saute aux nues quand on me vient dire : Vous vous faites mourir toutes deux, il faut vous séparer. Vraiment voilà un beau remède, et bien propre en effet à finir tous mes maux ! Mais ce n’est pas comme ils l’entendent : ils lisaient dans ma pensée, et trouvaient que j’étais en peine de vous ; et de quoi veulent-ils donc que je sois en peine ? Je n’ai jamais vu tant d’injustice qu’on m’en a fait dans ces derniers temps. Ce n’était pas vous ; au contraire, je vous conjure, ma fille, de ne point croire que vous ayez rien à vous reprocher à mon égard : tout cela roulait sur ce soin de ma santé, dont il faut vous corriger ; vous n’avez point caché votre amitié, comme vous le pensez. Que voulez- vous dire ? est-il possible que vous puissiez tirer un dragon de tant de douceurs, de caresses, de soins, de tendresses, de complaisances ? Ne me parlez donc plus sur ce ton : il faudrait que je fusse bien déraisonnable, si je n’étais pleinement satisfaite. Ne me grondez point de trop écrire, cela me fait plaisir ; je m’en vais laisser là ma lettre jusqu’à demain.