Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 190

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 395-398).

190. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, mardi, en attendant mercredi, 4 août 1677.

Je vins ici samedi matin, comme je vous l’avais mandé. La comédie[1] du vendredi nous réjouit beaucoup : nous trouvâmes que c’était la représentation de tout le monde ; chacun a ses visions plus ou moins marquées. Une des miennes présentement, c’est de ne me point encore accoutumer à cette jolie abbaye, de l’admirer totr jours comme si je ne l’avais jamais vue, et de trouver que vous m’êtes bien obligée de la quitter pour aller à Vichy. Ce sont de ces obligations que je reproche au bon abbé, quand j’ai écrit deux ou trois lettres en Bretagne pour mes affaires : sur le même ton, vous êtes bien ingrate de dire que vous voyez toujours cette écritoire en l’air, et que j’écris trop. Vous ne me parlez point de votre santé, c’est pourtant un petit article que je ne trouve pas à négliger : tant que vous serez maigre, vous ne serez point guérie ; et soit par le sang échauffé et subtilisé, soit par la poitrine, vous devez toujours craindre le dessèchement. Je souhaite donc qu’on ait un peu de peine à vous lacer, pourvu que la crainte d’engraisser ne vous jette pas dans la pénitence, comme l’année dernière ; car il faut songer à tout : mais cette crainte ne peut pas entrer deux fois dans une tête raisonnable.

Au reste, vous avez des lunettes meilleures que celles de l’abbé ; vous voyez assurément tout le manège que je fais quand j’attends vos lettres ; je tourne autour du petit pont : je sors de l’Humeur de ma fille, et je regarde par V Humeur de ma mère[2] si la Beauce[3] ne revient point ; et puis je remonte, et reviens mettre mon nez au bout de l’allée qui donne sur le petit pont ; et, à force de faire ce chemin, je vois venir cette chère lettre ; je la reçois, et la lis avec tous les sentiments que vous devinez ; car vous avez des lunettes pour tout. J’attends ce soir la seconde, et j’y ferai réponse demain. Le bon abbé est étonné que les voyages d’Aix et de Marseille, et le payement des gardes, vous aient jetés dans une si excessive dépense. Vous disiez, il y a quinze jours, que vous étiez bien : c’est que vous aviez compté sans votre hôte, qui fait toujours ses parties bien hautes, sans qu’on en puisse rien rabattre. Vous dites que votre château est une grande ressource, j’en suis d’accord ; mais j’aimerais mieux y demeurer par choix, que d’y être forcée par la nécessité. Vous savez ce que dit l’abbé d’Effiat[4] ; il a épousé sa maîtresse ; il aimait Véret quand il n’était pas obligé d’y demeurer ; il ne peut plus y durer, parce qu’il n’ose en sortir. Enfin, ma fille, je vous conseille de suivre toutes vos bonnes résolutions de règle et l’économie : cela ne rajuste pas une maison, mais cela rend la vie moins sèche et moins ennuyeuse.

Mercredi matin.

Je reçois votre lettre du 28 juillet : il me semble que vous étiez gaie, votre gaieté marque de la santé ; voilà, ma très-chère, comme je tire ma conséquence. Vous me priez d’aller à Grignan, vous me parlez de vos melons, de vos figues, de vos muscats ; ah ! j’en mangerais bien : mais Dieu ne veut pas que je fasse cette année un si agréable voyage ; vous ne ferez pas non plus celui de Vichy. Vous dites, ma chère enfant, que votre amitié n’est pas trop visible en certains endroits ; la mienne ne l’est pas trop aussi : il faut nous faire crédit l’une à l’autre : je vois fort bien la vôtre, et j’en suis contente ; soyez de même pour moi ; ce sont de ces choses que l’on croit parce qu’elles sont vraies, et de ces vérités qui s’établissent parce qu’elles sont des vérités.

J’avais ouï parler confusément de cette lettre de M. de Montausier ; je trouve, comme vous, son procédé digne de lui ; vous savez à quel point il me paraît orné de toutes sortes de vertus. On avait cherché, à le tromper, on avait corrompu son langage ; on s’est enfin redressé, et lui aussi ; il l’avoue : c’est une sincérité et une honnête de l’ancienne chevalerie. Voilà qui est donc fait, ma fille, vous êtes assurée d’avoir ces jeunes demoiselles[5]. Vous êtes une si grande quantité de bonnes têtes, qu’il ne faut pas douter que vous ne preniez le meilleur parti et le plus conforme à vos intérêts ; peut-être que les miens s’y rencontreront : j’en profiterai avec bien du plaisir.

Je sens la joie du bel abbé de se voir dans le château de ses pères, qui ne fait que devenir tous les jours plus beau et plus ajusté. M. de la Garde, dont je parle volontiers parce que je l’aime, est cause encore de ces copies[6], dont je suis vraiment au désespoir. Je vous assure que sans lui j’eusse continué ma brutalité ; j’avais résisté à la faveur, j’ai succombé à l’amitié : si je n’avais que vingt ans, je ne lui découvrirais pas ces faiblesses. Je me suis donc trouvée en presse, tout le monde criant contre moi. « Elle est folle, disait-on, elle est jalouse. M. de Saint-Géran n’aime-t-il point sa femme ? Il a permis qu’on prît des copies de son portrait. Hé bien ! on en « aura un original ; il ne me sera pas refusé. Cela est plaisant qu’elle croie qu’il n’y a qu’elle qui doive avoir le portrait de sa fille ! Je l’aurai plus beau que le sien. » Je ne me serais guère souciée de toute cette clameur, si M. de la Garde ne s’en était point mêlé :

mais voilà la première pinte ; il n’y a que celle-là de chère c’est

donc de l’aversion qu’on a pour les autres. Oh bien ! faites donc, que le diantre vous emporté ! le voilà, faites-en tout ce que vous voudrez. Vous ririez bien, si vous saviez tout le chagrin que cela me donne, et combien j’en ai sué. Vous qui n’aimez pas les portraits, j’ai compris que vous seriez la première à me ridiculiser. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que cet original ne me paraît plus entier ni précieux : cela me blesse le cœur : allons, allons, il faut être mortifiée sur toutes choses ; voilà qui est fait, n’en parlons plus : cet article est long et assez inutile, mais je n’en ai pas été la maîtresse, non plus que de mon pauvre portrait.


  1. Les Visionnaires de Desmarets.
  2. Noms de deux allées du parc de l’abbaye de Livry.
  3. Laquais de madame de Sévigné.
  4. Abbé de Saint-Sernin de Toulouse et de Trois-Fontaines. Il était exilé dans sa maison de Véret.
  5. Mesdemoiselles de Grignan étaient nièces de madame la duchesse de Montausier.
  6. Madame de Sévigné ne voulait pas laisser copier le portrait de sa fille ; mais elle n’avait pu refuser M. de la Garde.