Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 196

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 406-408).

196. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, jeudi 7 octobre 1677.

On ne peut pas avoir pris des mesures plus justes que les vôtres pour me faire recevoir votre lettre en sortant de carrosse. La voilà, je l’ai lue, et l’ai préférée à toutes les embrassades de l’arrivée. M. le coadjuteur, M. d’Hacqueville, le gros abbé[1], M. de Coulanges, madame de la Troche, ont très-bien fait leur devoir d’amis. Le coadjuteur et le d’Hacqueville m’ont déjà fait entendre l’aigreur de Sa Majesté sur ce pauvre curé[2], et que le roi avait dit à M. de Paris : « C’est un homme très-dangereux, qui enseignait une doctrine pernicieuse : on m’a déjà parlé pour lui ; mais plus il a « d’amis, plus je serai ferme à ne le point rétablir. » Voilà ce qu’ils m’ont dit d’abord, qui fait toujours voir une aversion horrible contre nos pauvres frères. Vous m’attendrissez pour la petite ; je la crois jolie comme un ange, j’en serais folle ; je crains, comme vous dites, qu’elle ne perde tous ses bons airs et tous ses bons tons avant que je la voie : ce sera dommage ; vos filles (de Sainte-Marie) d’Aix vous la gâteront entièrement : du jour qu’elle y sera, il faut dire adieu à tous ses charmes. Ne pourriez-vous point l’amener ? Hélas ! on n’a que sa pauvre vie en ce monde ; pourquoi s’ôter ces petits plaisirs-là ? Je sais bien tout ce qu’il y a à répondre là-dessus, mais je n’en veux pas remplir ma lettre : vous auriez du moins de quoi loger cette jolie enfant ; car, Dieu merci, nous avons l’hôtel de Carnavalet[3]. C’est une affaire admirable, nous y tiendrons tous, et nous aurons le bel air ; comme on ne peut pas tout avoir, il faut se passer des parquets et des petites cheminées à la mode ; mais nous aurons une belle cour, un beau jardin, un beau quartier, et de bonnes petites filles bleues qui sont fort commodes, et nous serons ensemble, et vous m’aimez, ma chère enfant : je voudrais pouvoir retrancher, de ce trésor qui m’est si cher, toute l’inquiétude que vous avez pour ma santé. Demandez à tous ces hommes comme je suis belle ; il ne me fallait point de douches ; la nature parle, elle en voulait l’année passée, elle en avait besoin ; elle n’en voulait plus celle-ci, j’ai obéi à sa voix. Pour les eaux, ma chère enfant, si vous êtes cause de mon voyage, j’ai bien des remercîments à vous faire, puisque je m’en porte parfaitement bien. Vous me dites mille douceurs sur l’envie que vous avez de faire un voyage avec moi, et de causer, et de lire ; ah ! plût à Dieu que vous pussiez, par quelque hasard, me donner ces sortes de marques de votre amitié ! Il y a une personne qui me disait l’autre jour qu’avec toute la tendre amitié que vous avez pour moi, vous n’en faites point le profit que vous auriez pu en faire ; que vous ne connaissez pas ce que je vaux, même à votre égard. Mais c’est une folie que je vous dis là, et je ne voudrais être aimable que pour être autant dans votre goût que je suis dans votre cœur : c’est une belle chose que défaire cette sorte de séparation ; cependant elle ne serait peut-être pas impossible. Sérieusement, ma fille, pour finir cette causerie, je suis plus touchée de vos sentiments pour moi que de ceux de tout le reste du monde ; je suis assurée que vous le croyez.

J’ai envoyé chez Corbinelli ; il se porte bien, et Tiendra me voir demain. Pour le pauvre abbé Bayard, je ne m’en puis remettre ; j’en ai parlé tout le soir : je vous manderai comme en est madame de la Fayette ; elle est à Saint-Maur. Madame de Coulanges est à Livry ; j’y veux aller pendant qu’on fera notre remue-ménage. Madame de Guitant avait fait un fils, qui mourut le lendemain ; il fut question de lui en montrer un autre, et de lui faire croire qu’on l’envoyait à Époisses. Enfin c’est une étrange affaire ; son mari est venu pour voir comme on pourra lui faire avaler cette af fliction. La maréchale d’Albret[4] est morte, le courrier vient d’arriver. Voilà Coulanges qui vient causer avec vous.

Monsieur de Coulanges.

Nous la tenons enfin cette incomparable mère-beauté, plus incomparable et plus mère-beauté que jamais : car croyez-vous qu’elle soit arrivée fatiguée ? croyez-vous qu’elle ait gardé le lit ? Rien de tout cela : elle me lit l’honneur de débarquer chez moi, plus belle, plus fraîche, plus rayonnante qu’on ne peut dire, et depuis ce jour-là elle a été dans une agitation continuelle, dont elle se porte très-bien, quant au corps s’entend ; et pour son esprit, il est, ma foi, avec vous ; et s’il vient faire un tour dans son beau corps, c’est pour parler encore de cette rare comtesse qui est en Provence. Que n’en avons-nous point dit jusqu’à présent, et que n’en dirons-nous point encore ? Quel gros livre ne ferait-on pas de ses perfections, et combien grosse en serait la table des chapitres !

Au reste, madame la comtesse, croyez- vous être faite seulement pour des Provençaux ? Vous devez être l’ornement de la cour ; il le faut pour les affaires que vous y avez ; il le faut, afin que je vous remercie moi-même en personne des portraits que vous m’avez envoyés ; et il le faut aussi pour nous rendre madame votre mère tout entière. En vérité, ma belle comtesse, tous vos amis et vos serviteurs opinent à votre retour : préparez-vous donc pour ce grand voyage, dormez bien, mangez bien ; nous vous pardonnerons de n’être pas emmaigrie de notre absence ; songez donc très-sérieusement à votre santé, et croyez que personne ne peut être plus à vous, ni plus dans vos intérêts, que j’y suis.


  1. L’abbé le Camus de Pontcarré.
  2. Le curé du Saint-Esprit, alors exilé, et recommandé par madame de Grignan.,
  3. Rue Culture Sainte-Catherine, à l’angle de la rue des Francs-Bourgeois, au Marais. Jean Goujon a sculpté les figures qui en décorent la façade.
  4. Madeleine de Guénégaud, fille du secrétaire d’État.