Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 198

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 410-411).

198. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Iivry, ce 3 novembre 1677.

Je suis venue ici achever les beaux jours, et dire adieu aux feuilles ; elles sont encore toutes aux arbres, elles n’ont fait que changer de couleur : au lieu d’être vertes elles sont aurore, et de tant de sortes d’aurore, que cela compose un brocard dor riche et magnifique, que nous voulons trouver plus beau que du vert, quand ce ne serait que pour changer. Je suis logée à l’hôtel de Carnavalet. C’est une belle et grande maison ; je souhaite d’y être longtemps, car le déménagement m’a beaucoup fatiguée. J’y attends la belle comtesse, qui sera fort aise de savoir que vous l’aimez toujours. J’ai reçu ici votre lettre de Bussy. Vous me parlez fort bien, en vérité, de Racine et de Despréaux. Le roi leur dit il y a quatre jours : Je suis fâché que vous ne soyez venus à cette dernière campagne, vous auriez vu la guerre, et votre voyage n’eût pas été long. Racine lui répondit : Sire, nous sommes deux bourgeois qui n’avons que des habits de ville, nous en commandâmes de campagne ; mais les places que vous attaquiez furent plus tôt prises que nos habits ne furent faits. Cela fut reçu agréablement. Ah ! que je connais un homme de qualité à qui j’aurais bien plus tôt fait écrire mon histoire qu’à ces bourgeois-la, si j’étais son maître. C’est cela qui serait digne de la postérité ?

Vous savez que le roi a fait M le Tellier chancelier, et que cela a plu à tout le monde. Il ne manque rien à ce ministre pour être digne de cette place. L’autre jour Berryer lui vint faire compliment à la tête des secrétaires du roi[1] ; M. le chancelier lui répondit : M. Berryer, je vous remercie, et votre compagnie ; mais, M. Berryer, point de finesses, point de friponneries ; adieu, M. Berryer. Cette réponse donne de grandes espérances de l’exacte justice ; cela fait plaisir aux gens de bien. Voilà une famille bien heureuse ; ma nièce de Coligny en devrait être. Cependant voici un peu de fièvre quarte qui fait voir qu’elle est encore des nôtres. Ce que vous dites de la vieille Puisieux, qu’elle n’en devait pas faire à deux fois quand elle fut si malade, un peu avant la maladie dont elle est morte, me donne le paroli[2]. Je ne suis pas encore bien consolée de cette après-dînée que nous passâmes sur le bord de cette jolie rivière, sans y lire vos Mémoires. J’aurai de la peine à m’en passer jusqu’à l’année qui vient. Si je meurs entre-ci et ce temps-là, je mettrai ce déplaisir au rang des pénitences que je devrais faire. Nous parlons souvent, le bon abbé et moi, de-votre bonne chère, de l’admirable situation de Chaseu, et enfin de votre bonne compagnie ; et nous disons qu’il est fâcheux d’en être séparés quasi pour jamais.


  1. Il était procureur syndic perpétuel de leur compagnie.
  2. Expression en usage au jeu de la bassette.