Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 215

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 441-443).

215. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 10 janvier 1680.

Si j’avais un cœur de cristal, où vous pussiez voir la douleur triste et sensible dont j’ai été pénétrée en voyant comme vous souhaitez que ma vie soit composée de plus d’années que la vôtre, vous connaîtriez bien clairement avec quelle vérité et quelle ardeur je souhaite aussi que la Providence ne dérange point l’ordre de la nature, qui m’a fait naître votre mère, et venir en ce monde beaucoup devant vous ; c’est la règle et la raison, ma fille, que je parte la première ; et Dieu, pour qui nos cœurs sont ouverts, sait bien avec quelle instance je lui demande que cet ordre s’observe en moi. Il est impossible que la vérité et la justice de ce sentiment ne vous pénètre pas comme j’en suis pénétrée : de là, ma fille, vous n’aurez point de peine à vous représenter quelle sorte d’intérêt je prends à votre santé. Je vous conjure, par toute l’amitié que vous avez pour moi, de ne m’écrire qu’une feuille tout au plus : dites à quelqu’un de m’écrire, et même ne dictez point, cela fatigue. Enfin, je ne puis plus trouver de plaisir à ce qui me charmait autrefois dans votre absence, et vos grandes lettres me font plus de mal qu’à vous ; je vous prie de m’ôter cette peine, il m’en reste encore assez. Madame de Schomberg vous conseille, si vous voulez à toute force prendre du café, d’y mettre du miel de Narbonne au lieu de sucre, cela console la poitrine, et c’est avec cette modification qu’on en laisse prendre à M. de Schomberg, dont la santé est extrêmement mauvaise depuis six ou sept mois. La mienne est parfaite ; je vous ai mandé comme je m’étais purgée à merveilles, et puis de cette eau de cerises. Pour mes mains, je crois qu’elles sont guéries, je n’y pense pas. Eh, ma chère enfant ! ne songez qu’à vous, n’oubliez rien de tout ce qui doit vous soulager ; vous connaissez trop l’amitié pour douter de ce que je souffre quand je pense à l’état où vous êtes ; et cette pensée ne s’éloigne pas de moi.

Je suis de votre avis sur tous les choix de la maison de madame la Dauphine. Le maréchal d’Humières a mandé à Rouville qu’il était serviteur des dévots, depuis qu’il voyait le maréchal de Bellefonds écuyer, madame d’Effiat gouvernante, et madame de Vibraye dame d’honneur. On dit que cette dernière est repoussée, parce qu’elle a fait trop de façons et trop de propositions. On prétend que toute place pour laquelle on est choisi, dans la maison du seigneur t honore la personne nommée ; tout est rehaussé maintenant. Autrefois les dames d’honneur de la reine étaient des marquises, et toutes les grandes charges delà maison du roi étaient aux seigneurs ; aujourd’hui, tout est duc et maréchal de France, tout est monté.

M. de Pomponne est revenu pour finir ses affaires : on va le payer. Te vois assez souvent madame de Vins, qui, n’ayant rien de nouveau à vous mander, ne vous écrit point, pour ne point vous obliger d’écrire inutilement. M. de Bussy et sa fille {madame de Coligny) ont dîné ici deux fois ; ils ont, en vérité, bien de l’esprit ; ils m’ont fort priée de vous faire leurs compliments. Le petit Coulanges est ici, tout comme vous l’avez vu ; la maréchale de Rochefort l’emmène avec elle au-devant de madame la Dauphine : je lui conseille de faire ce voyage, n’ayant rien de mieux à faire ; et peut-être qu’en écrivant de jolies relations, cela pourra lui être bon. Adieu, ma très-chère bonne ; je ne sais rien : je crois même qu’en faisant mes lettres un peu moins infinies, je vous jetterai moins de pensées et moins d’envie d’y répondre ; c’est ce que je désire, ne pouvant jamais vouloir que ce qui vous est avantageux.

Mon fils est retourné en basse Bretagne faire les Rois ; il assure qu’il sera ici le 20 : Dieu le veuille ! Madame de Soubise est toujours invisible ; elle sera à Paris plus qu’elle ne pense : elle est bien servie en ce pays-là. Mademoiselle de Fontanges est d’une beauté singulière[1] : elle paraît à la tribune comme une divinité ; madame de Montespan de l’autre côté, autre divinité. La singulière a donné pour six mille pistoles d’étrennes[2]. Madame de Coulanges a été fort admirée de ce qu’elle a exécuté.


  1. Elle était (dit l’abbé de Choisy) belle comme un ange et sotte comme un panier.
  2. Voici un trait de la galanterie magnifique de ce temps-là. C’est madame de Scudéri qui le mande à Bussy :

    « Mademoiselle de — a reçu des étrennes bien galantes. Elle trouva sur sa toilette un petit diable qui retenait une souris d’Allemagne, qui, dès qu’elle y toucha, s’ouvrit d’elle-même, et laissa tomber deux bracelets de mille louis chacun, avec un billet où étaient écrits ces mots : Le diable s’en mêle. »