Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 233

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 486-489).

233. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, vendredi 31 mai 1680,

Quoique cette lettre ne parte que dimanche, je veux la commencer aujourd’hui, afin de dater encore du mois de mai : je crains que celui de juin ne me paraisse encore aussi long ; je suis assurée, au moins, de ne pas voir de si beaux pays. Il y a un mois qu’il pleut tous les jours ; ce sont vos prières qui nous ont attiré cet excès. Que ne laissez-vous un peu faire à la Providence ? tantôt de la pluie, tantôt de la sécheresse, vous n’êtes jamais contents. J’en demande pardon à Dieu ; mais cela fait souvenir de Jupiter dans Lucien, qui est si fatigué des demandes importunes des mortels, qu’il envoie Mercure pour donner ordre à tout, et pour faire tomber en Égypte dix mille muids de grêle, afin de ne plus en entendre parler. Je ne vous obligerai plus de répondre sur cette divine Providence que j’adore, et que je crois qui fait et ordonne tout : je suis assurée que vous n’oseriez traiter cette opinion de mystère inconcevable, avec les disciples de votre père Descartes ; ce qui serait vraiment inconcevable, ce serait que Dieu eût fait le monde sans régler tout ce qui s’y fait : les gens qui font de si belles restrictions et contradictions dans leurs livres en parlent bien mieux et plus dignement, quand ils ne sont pas contraints ni étranglés parla politique. Ces coupeurs de bourse sont bien aimables dans la conversation ; je ne vous les nommais point, parce qu’il me semblait que vous deviniez le principal : les autres, c’est l’abbé du l’île et M. du Bois, que vous connaissez et qui a bien de l’esprit ; le pauvre Nicole est dans les Ardennes, et M. Arnauld sous terre, comme une taupe. Mais voyez, ma très-chère, quelle folie, et où me voilà ! ce n’est point de tout cela que je veux vous parler, j’admire comme je m’égare.

Je veux vous conter comme je reçus votre lettre à la dînée, le jour que je partis pour Nantes ; et que, n’ayant que cette manière de vous entendre à mille lieues de moi, je me fais de cette lecture une sorte d’occupation que je préfère à tout. Nous avons trouvé les chemins fort raccommodés de Nantes à Rennes, par l’ordre de M. de Chaulnes : mais les pluies ont fait comme si deux hivers étaient venus l’un sur l’autre. Nous avons toujours été dans les bourbiers et dans les abîmes d’eau : nous n’avions osé traverser que Châteaubriant, parce qu’on n’en sort point. Nous arrivâmes à Rennes la veille de l’Ascension ; cette bonne Marbeuf voulait m’avaler, et me loger, et me retenir ; je ne voulus ni souper ni coucher chez elle : le lendemain, elle me donna un grand déjeûner-dîner, où le gouverneur, et tout ce qui était dans cette ville, qui est quasi déserte, vint me voir. Nous partîmes à dix heures, et tout le monde me disant que j’avais trop de temps, que les chemins étaient comme dans cette chambre, car c’est toujours la comparaison ; ils étaient si bien comme dans cette chambre, que nous n’arrivâmes ici qu’après minuit, toujours dans l’eau ; et de Vitré ici, où j’ai été mille fois, nous ne les reconnaissions pas ; tous les pavés sont devenus impraticables, les bourbiers sont enfoncés, les hauts et bas plus haut et bas qu’ils n’étaient ; enfin, voyant que nous ne voyions plus rien, et qu’il fallait tâter le chemin, nous envoyons demander du secours à Pilois ; il vient avec une douzaine de gars ; les uns nous tenaient, les autres nous éclairaient avec plusieurs bouchons de paille ; et tous parlaient si extrêmement breton, que nous pâmions de rire. Enfin, avec cette illumination, nous arrivâmes ici, nos chevaux rebutés, nos gens tout trempés, mon carrosse rompu, " et nous assez fatigués ; nous mangeâmes peu ; nous avons beaucoup dormi ; et ce matin nous nous sommes trouvés aux Rochers, mais encore tout gauches et mal rangés. J’avais envoyé un laquais, afin de ne pas retrouver ma poussière depuis quatre ans ; nous sommes au moins proprement.

Nous avons été régalés de bien des gens de Vitré, des Récollets, mademoiselle du Plessis en larmes de sa pauvre mère ; et je n’ai senti de joie que lorsque tout s’en est allé à six heures, et que je suis demeurée un peu de temps dans ce bois avec mon ami Pilois. C’est une très-belle chose que ces allées. Il y en a plus de dix que vous ne connaissez point. Ne craignez pas que je m’expose au serein ; je sais trop combien vous en seriez fâchée. Vous me dites toujours que vous vous portez bien, Montgobert le dit aussi ; cependant je trouve que la pensée de vous plonger deux fois le jour dans l’eau du Rhône ne peut venir que d’une personne bien échauffée ; je vous conseille au moins, ma chère enfant, de consulter un auteur fort grave, pour établir Y opinion probable que le bain soit bon à la poitrine. Je fus témoin du mal visible que vous firent les demi-bains ; c’était pourtant de l’avis de Fagon. Vous avez eu besoin d’avoir de la force pour soutenir l’excès de monde que vous avez eu : vingt personnes d’extraordinaire à table font mal à l’imagination. Voilà ce que Corbinelli appelait des trains qui arrivaient ; il se trouvait pressé dans la galerie, et ne saluait ni ne connaissait personne : en vérité, votre hôtellerie est toute des plus fréquentées ; c’est un beau débris que celui qui se fait dans ces occasions. Vous souvient-il, ma fille, quand nous avions ici tous ces Fouesnels, et que nous attendions avec tant d’impatience l’heureux et précieux moment de leur départ ? quel adieu gai nous leur faisions intérieurement ! quelle crainte qu’ils ne cédassent aux fausses prières que nous leur faisions de demeurer ! quelle douceur et quelle joie quand nous en étions délivrés ! et comme nous trouvions qu’une mauvaise compagnie était bien meilleure qu’une bonne, qui vous laisse affligée quand elle part ; au lieu que l’autre vous rafraîchit le sang, et vous fait respirer d’aise ! Vous avez senti ce délicieux état. Je vous gronderais de m’avoir écrit une si grande lettre de votre écriture, sans que j’ai compris que cela vous était encore moins mauvais que de soutenir la conversation. Celle de M. de Louvois[1] avec M. de Vardes a fait du bruit : on me la mande de Paris, et qu’il quitta les Grignanet les Montanègre pour cet exilé. On croit qu’il y a quelque ambassade en campagne, dont ses enfants sont fort effrayés par la crainte de la dépense. Je vois pourtant que M. de Grignan a été fort bien traité de ce ministre ; ce voyage ne pouvait pas s’éviter : il a encore plus coûté à Montanègre[2]. Je trouve bien honnête et bien noble de ne point avoir paru fâché de son dîner perdu ; je ne sais comment on peut donner de ces sortes de mortifications à des gens qui jettent de l’argent, et qui se mettent en pièces pour vous faire honneur.

Madame de Coulanges me mande que madame de Maintenon a perdu une canne contre M. le Dauphin ; c’est madame de Coulanges qui l’a fait faire : la pomme est une grenade d’or et de rubis ; la couronne s’ouvre, on voit le portrait de madame la Dauphine ; et au-dessous, il più grato nasconde. Clément avait fait autrefois cette devise pour vous ; elle paraissait une exagération de la manière dont vous étiez faite, et c’est une vérité toute faite pour cette princesse. Cette belle Fontanges est toujours assez mal. Mon fils dit qu’on se divertit fort à Fontainebleau. Les comédies[3] de Corneille charment toute la cour. Je mande à mon fils que c’est un grand plaisir que d’être obligé d’y être, et d’y avoir un maître, une place, une contenance ; que pour moi, si j’en avais eu une, j’aurais fort aimé ce pays-là ; que ce n’était que par n’en point avoir que je m’en étais éloignée ; que cette espèce de mépris était un chagrin, et que je me vengeais à en médire, comme Montaigne de la jeunesse ; que j’admirais qu’il aimât mieux passer son après-dîner, comme je fais, entre mademoiselle du Plessis et mademoiselle de Launaie, qu’au milieu de tout ce qu’il y a de beau et de bon.

Ce que je dis pour moi, ma belle, vraiment je le dis pour vous ; ne croyez pas que si M. de Grignan et vous étiez placés comme vous le méritez, vous ne vous accommodassiez pas fort bien de cette vie : mais la Providence ne veut pas que vous ayez d’autres grandeurs que celles que vous avez. Pour moi, j’ai vu des moments où il ne s’en fallait rien que la fortune ne me mît dans la plus agréable situation du monde ; et puis tout d’un coup c’étaient des prisons et des exils[4]. Trouvez-vous que ma fortune ait été fort heureuse ? je ne laisse pas d’en être contente ; et si j’ai des moments de murmure, ce n’est point par rapport à moi. Vous me peignez fort agréablement la conduite des regards de madame D.... ; c’est une économie envers ses amants, qui serait digne d’Armide. Vous vous doutiez bien que M. Rouillé[5] ne retournerait pas : j’en suis fâchée, et le serais encore plus si je ne croyais vos séjours de Provence finis. Ainsi vous aurez peu d’affaires avec lui ; s’il y avait quelque chose à démêler dans l’assemblée, M. le coadjuteur vous en rendrait bon compte, en l’absence de M. de Grignan.


  1. M. de Louvois avait passe en Provence, allant négocier et signer le traité par lequel le duc de Mantoue céda Casal à la France.
  2. M. de Montanègre commandait en Languedoc, comme M. de Griguan en Provence.
  3. On appela longtemps du nom générique de comédies toutes les pièces, de théâtre gaies ou sérieuses.
  4. Madame de Sévigné entend parler sans doute de l’exil de M. de Bussy, chef de sa maison, et de la prison de M. Fouquet, son intime ami.

    Ajoutez l’exil des Arnauld, et plus anciennement la prison et les traverses du cardinal de Retz, son parent et son ami.

  5. Intendant de Provence.