Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 237

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 498-501).

237. — DE Mme DE SÉVIGMi À Mme DE GRIGINAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 14 juillet 1680.

Vous lisez donc saint Paul et saint Augustin : voilà les bons ouvriers pour rétablir la souveraine volonté de Dieu. Ils ne marchandent point à dire que Dieu dispose de ses créatures, comme le potier ; il en choisit, il en rejette ; ils ne sont point en peine de faire des compliments pour sauver sa justice ; car il n’y a point d’autre justice que sa volonté : c’est la justice même, c’est la règle ; et, après tout, que doit-il aux hommes ? que leur appartient-il ? rien du tout. Il leur fait donc justice, quand il les laisse à cause du péché originel, qui est le fondement de tout, et il fait miséricorde au petit nombre de ceux qu’il sauve par son fils. Jésus-Christ le dit lui-même : « Je connais mes « brebis, je les mènerai paître moi-même, je n’en perdrai aucune ; « je les connais, elles me connaissent. Je vous ai choisis, dit-il à su « apôtres ; ce n’est pas vous qui m’avez choisi. » Je trouve mille passages sur ce ton, je les entends tous ; et quand je vois le contraire, je dis : C’est qu’ils ont voulu parler communément ; c’est comme quand on dit que Dieu s’est repenti, qu’il est en furie ; c’est qu’ils parlent aux hommes ; et je me tiens à cette première et grande vérité, qui est toute divine, qui me représente Dieu comme Dieu, comme un maître, comme un souverain créateur et auteur de l’univers, et comme un être enfin très-parfait, selon la réflexion de votre père {Descartes). Voilà mes petites pensées respectueuses, dont je ne tire point de conséquences ridicules, et qui ne m’ôtent point l’espérance d’être du nombre choisi, après tant de grâces qui sont des préjugés et des fondements de cette confiance. Je hais mortellement à vous parler de tout cela ; pourquoi m’en parlezvous ? ma plume va comme une étourdie. Je vous envoie la lettre du pape ; serait-il possible que vous ne l’eussiez point ? Je le voudrais. Vous verrez un étrange pape : comment ? il parle en maître : diriezvous qu’il fut le père des chrétiens ? Il ne tremble point, il ne flatte point, il menace ; il semble qu’il veuille sous-en tendre quelque blâme contre M. de Paris (de Harlai). Voilà un homme étrange ; est-ce ainsi qu’il prétend se raccommoder avec les jésuites ? et ne devait-il pas plutôt filer doux, après avoir condamné soixante-cinq propositions ? J’ai encore dans la tête le pape Sixte (-Quint) ; je voudrais bien que quelque jour vous voulussiez lire cette vie ; je crois qu’elle vous arrêterait. Je lis YArianisme, je n’en aime ni l’auteur {Maimbourg), ni le style ; mais l’histoire est admirable, c’est celle de tout l’univers ; elle tient à tout ; elle a des ressorts qui font agir toutes les puissances. L’esprit d’Arius est une chose surprenante, et de voir cette hérésie s’étendre par tout le monde ; quasi tous les évêques embrassent l’erreur, et saint Athanase soutient seul la divinité de Jésus-Christ. Ces grands événements sont dignes d’admiratian. Quand je veux nourrir mon esprit et mon âme, j’entre dans mon cabinet, et j’écoute nos frères, et leur belle morale, qui nous fait si bien connaître notre pauvre cœur. Je me promène beaucoup, je me sers fort souvent de mes petits cabinets ; rien n’est si nécessaire en ce pays, il y pleut continuellement : je ne sais comme nous faisions autrefois ; les feuilles étaient plus fortes, ou la pluie plus faible ; enfin je n’y suis plus attrapée.

Vous dites mille fois mieux que M. de la Rochefoucauld, et vous en sentez la preuve. Nous n’avons pas assez de raison pour employer toute notre force[1]. Il aurait été bien surpris de voir qu’il n’y avait qu’à retourner sa maxime, pour la faire beaucoup plus vraie.

Vous me demandez ce qui a fait cette solution de continuité entre la Fare et madame de la Sablière ; c’est la bassette[2] : l’eussiez-vous cru ? C’est sous ce nom que l’infidélité s’est déclarée ; c’est pour cette prostituée de bassette qu’il a quitté cette religieuse adoration : le moment était venu que cette passion devait cesser, et passer même à un autre objet : croirait-on que ce fût un chemin pour le salut de quelqu’un que la bassette ? Ah ! c’est bien dit, il y a cinq cent mille routes qui nous y mènent. Madame de la Sablière regarda d’abord cette distraction, cette désertion ; elle examina les mauvaises excuses, les raisons peu sincères, les prétextes, les justifications embarrassées, les conversations peu naturelles, les impatiences de sortir de chez elle, les voyages à Saint-Germain où il jouait, les ennuis, les ne savoir plus que dire ; enfin, quand elle eut bien observé cette éclipse qui se faisait, et le corps étranger qui cachait peu à peu tout cet amour si brillant, elle prit sa résolution : je ne sais ce qu’elle lui a coûté ; mais enfin, sans querelle, sans reproche, sans éclat, sans le chasser, sans éclaircissement, sans vouloir le confondre, elle s’est éclipsée elle-même ; et, sans avoir quitté sa maison, où elle retourne encore quelquefois, sans avoir dit qu’elle renoncerait à tout, elle se trouve si bien aux Incurables, qu’elle y passe quasi toute sa vie, sentant avec plaisir que son mal n’était pas comme celui des malades qu’elle sert. Les supérieurs de la maison sont charmés de son esprit, elle les gouverne tous : ses amis vont la voir, elle est toujours de trèsbonne compagnie. La Fare joue à la bassette : voiià la fin de cette grande affaire qui attirait l’attention de tout le monde, voilà la route que Dieu avait marquée à cette jolie femme ; elle n’a point dit, les bras croisés, J’attends la grâce : mon Dieu, que ce discours me fatigue ! hé ! mort de ma vie, la grâce saura bien vous préparer les chemins, les tours, les détours, les bassettes, les laideurs, l’orgueil, les chagrins, les malheurs, les grandeurs ; tout sert, tout est mis en œuvre par ce grand ouvrier, qui fait toujours infailliblement tout ce qu’il lui plaît. Comme j’espère que vous ne ferez pas imprimer mes lettres, je ne me servirai point de la ruse de nos frères pour les faire passer. Ma fille, cette lettre devient infinie ; c’est un torrent retenu que je ne puis arrêter ; répondez-y trois mots ; conservez-vous, reposez-vous ; et que je puisse vous revoir et vous embrasser de tout mon cœur, c’est le but de mes désirs. Je ne comprends pas le changement de goût pour l’amitié solide, sage et bien fondée ; mais pour l’amour, ah ! oui, c’est une fièvre trop violente pour durer. Adieu, ma très-chère et très-loyale, j’aime fort ce mot : ne vous ai-je point donné du cordialement[3] ? nous épuisons tous les mots. Je vous parlerai une autre fois de votre hérésie.


  1. M. de la Rochefoucauld a dit : Nous n’avons pas assez défaire pour suivre toute notre raison. (Maxime XLIIe.)
  2. Jeu à la mode alors.
  3. Mot que madame de Chantal affectionnait, et qui, de son temps, n’était pas encore généralement admis dans notre langue.