Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 250

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 522-523).

250. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Rennes, dimanche 29 avril 1685.

Nous serons si sots, que nous prendrons la Rochelle[1]. Je serai assez malheureuse, ma chère enfant, pour me laisser guérir par les capucins. J’ai aimé, j’ai admiré tous vos sentiments ; je disais tout comme vous : Si ma jambe est guérie après tant de maux et de chagrins, Dieu soit loué ! si elle ne l’est pas, et qu’elle me force d’aller chercher du secours à Paris, et d’y voir ma chère et mon aimable fille, Dieu soit béni ! Je regardais ainsi avec tranquillité ce qu’ordonnerait la Providence, et mon cœur choisissait la continuation d’un mal qui me redonnait à vous trois mois plus tôt ; car vous jugez bien que, pour ne pas suivre cette pente, il faut que la raison fasse de grands efforts. Je me fusse servie des généreuses offres de madame de Marbeuf, qui sont aussi sincères qu’elles sont solides, et je m’en servirais encore sans balancer, si ma jambe, comme par malice, ne se guérissait à vue d’œil : vous savez ce que c’est aussi que de se charger de rendre ce qu’on prend si agréablement. Ainsi je vais aux Rochers observer la contenance de cette jambe, qui est présentement sans aucune plaie ni enflure ; elle est tout amollie ; et pour la figure elle est entièrement comme sa compagne, qui depuis près de six mois était sans pareille.

J’ai vu depuis peu la procureuse générale[2], autrement la petite personne que nous connaissons tant ; elle est toujours fort aimable : nous fûmes fort aises de nous voir : je voudrais que vous l’eussiez entendue conter (mais plutôt son mari, car elle était morte) dans quelle extrémité la laissa le grand médecin de ce pays, et de quelle manière habile et miraculeuse les capucins la retirèrent de cette agonie ; c’est un récit digne d’attention : vous me direz, C’est qu’elle ne devait pas mourir ; je le crois plus que personne, mais je ne puis m’empêcher d’admirer et d’honorer les causes secondes dont Dieu se sert pour redonner la vie à une créature si près du tombeau. On peut appliquer à ces sortes de talents ce que le père Bossu dit si agréablement[3] du respect que les hommes devaient avoir, dans les premiers temps, pour ceux qui étaient visiblement protégés des dieux.

Je fus avant-hier au cours avec un air penché, parce que je ne veux point faire de visites. J’en reçus une jeudi de la princesse de Bade[4], qui me conta tout ce que je savais déjà de sa colère, qui est comme celle d’Achille, et de son exil : je fus le soir chez elle ; et comme je voyais qu’elle ne s’ennuyait point, je l’ écoutai trois heures : j’avais un siège sous le pied, car sans cette attention je craindrais de ne plus reconnaître la jambe malade, et de m’y tromper comme Arlequin. Voilà mes nouvelles ; mandez-moi des vôtres, c’est ma vie. Je pars mardi, au grand déplaisir de notre bonne Marbeuf ; le Bien bon languit de mon absence. J’embrasse délicatement vos pauvres malades ; mais vous, ma très-aimable, avec moins de façon, et une tendresse qu’il n’est pas aisé d’exprimer. J’écrirai des Rochers à mon petit Coulanges. Voilà les capucins qui vous disent mille choses, et vous assurent de ma bonne guérison : ils sont persuadés que la poudre d’yeux d’écrevisse, dans la première cuillerée du lait du grand maître (M. du Ludë), ferait des merveilles ; son état est digne de compassion.


  1. Discours des grands seigneurs au siège de la Rochelle, en 1628.
  2. Madame de la Bedoyère (Anne-Éléonore du Puy-Murinais)
  3. Dans son Traité du poème épique.
  4. Cette dame avait été renvoyée de la cour vers l’année 1068, en même temps que madame d’Armagnac.