Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 255

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 533-535).

255. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Paris, ce 14 mai 1686.

Il est vrai que j’eusse été ravie de me faire tirer trois palettes de sang du bras de ma nièce de Montataire ; elle me l’offrit de fort bonne grâce ; et je suis assurée que pourvu qu’une Marie Rabutin eut été saignée, j’en eusse reçu un notable soulagement. Mais la folie des médecins les fit opiniâtrer à vouloir que celle qui avait un rhumatisme sur le bras gauche fut saignée du bras droit ; de sorte que l’ayant interrogée sur sa santé, et sa réponse et la mienne ayant découvert la personne convaincue d’une fluxion assez violente, il fallut que je payasse en personne le tribut de mon infirmité, et d’avoir été la marraine de cette jolie créature. Ainsi, mon cousin, je ne pus recevoir aucun soulagement de sa bonne volonté. Pour moi, qui m’étais sentie autrefois affaiblie, sans savoir pourquoi, d’une saignée qu’on vous avait faite le matin, je suis encore persuadée que si on voulait s’entendre dans les familles, le plus aisé à saigner sauverait la vie aux autres, et à moi, par exemple, la crainte d’être estropiée. Mais laissons le sang de Rabutin en repos, puisque je suis en parfaite santé. Je ne puis vous dire combien j’estime et combien j’admire votre bon et heureux tempérament. Quelle sottise de ne point suivre les temps, et de ne pas jouir avec reconnaissance des consolations que Dieu nous envoie, après les afflictions qu’il veut quelquefois nous faire sentir ! La sagesse est grande, ce me semble, de souffrir la tempête avec résignation, et de jouir du calme quand il lui plaît de nous le redonner : c’est suivre Tordre de la Providence. La vie est trop courte, pour s’arrêter si longtemps sur le même sentiment ; il faut prendre le temps comme il vient ; et je sens que je suis de cet heureux tempérament : E me nepregio, comme disent les Italiens. Jouissons, mon cher cousin, de ce beau sang qui circule si doucement et si agréablement dans nos veines. Tous vos plaisirs, vos amusements, vos tromperies, vos lettres et vos vers, m’ont donné une véritable joie, et surtout ce que vous écrivez pour défendre Benserade et la Fontaine contre ce vilain Factum[1] Je l’avais déjà fait en basse note à tous ceux qui voulaient louer cette noire satire. Je trouve que l’auteur fait voir clairement qu’il n’est ni du monde, ni de la cour, et que son goût est d’une pédanterie qu’on ne peut pas même espérer de corriger. Il y a de certaines choses qu’on n’entend jamais quand on ne les entend pas d’abord : on ne fait point entrer certains esprits durs et farouches dans le charme et dans la facilité des ballets de Benserade, et des fables de la Fon taine : cette porte leur est fermée, et la mienne aussi ; ils sont indignes de jamais comprendre ces sortes de beautés, et sont condamnés au malheur de les improuver, et d’être improuvés aussi des gens d’esprit. Nous a vous trouvé beaucoup de ces pédants. Mon premier mouvement est toujours de me mettre en colère, et puis de tâcher de les instruire ; mais j’ai trouvé la chose absolument impossible. C’est un bâtiment qu’il faudrait reprendre par le pied ; il y aurait trop d’affaires à le réparer : et enfin, nous trouvions qu’il n’y avait qu’à prier Dieu pour eux ; car nulle puissance humaine n’est capable de les éclairer. C’est le sentiment que j’aurai toujours pour un homme qui condamne le beau feu et les vers de Benserade, dont le roi et toute la cour a fait ses délices, et qui ne connaît pas les charmes des fables de la Fontaine. Je ne m’en dédis point ; il n’y a qu’à prier Dieu pour un tel homme, et qu’à souhaiter de n’avoir point de commerce avec lui. Je vous embrasse, vous et votre aimable fille. Croyez, l’un et l’autre, que je ne cesserai de vous aimer que quand nous ne serons plus du même sang. Ma fille veut que je vous dise bien des amitiés pour elle. Elle est toujours la belle Madelonne.


  1. Accusé d’avoir profité, pour son Dictionnaire, du travail de l’Académie, qui préparait alors te sien, Furetiére en fut exclu en 1685, et publia le Factum virulent dont il s’agit, où il attaqua la Fontaine, qui avait donné sa voix pour cette exclusion.