Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 282

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 584-586).

282. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 21 février 1689.

Il est vrai, ma chère fille, que nous voilà bien cruellement séparées l’une de l’autre, aco fa trembla[1]. Ce serait une belle chose, si j’y avais ajouté le chemin d’ici aux Rochers ou à Rennes : mais ce ne sera pas sitôt ; madame de Chaulnes veut voir la fin de plusieurs affaires, et je crains seulement qu’elle ne parte trop tard, dans le dessein que j’ai de revenir l’hiver prochain, par plusieurs raisons, dont la première est que je suis très-persuadée que M. de Grignan sera obligé de revenir pour sa chevalerie ; et que vous ne sauriez prendre un meilleur temps pour vous éloigner de votre château culbuté et inhabitable, et venir faire un peu votre cour avec M. le chevalier de l’ordre, qui ne le sera qu’en ce temps-là. Je fis la mienne l’autre jour à Saint-Cyr, plus agréablement que je n’eusse jamais pensé. Nous y allâmes samedi, madame de Coulanges, madame de Bagnols, l’abbé Têtu et moi. Nous trouvâmes nos places gardées : un officier dit à madame de Coulanges que madame de Maintenon lui faisait garder un siège auprès d’elle ; vous voyez quel honneur. Pour vous, madame, me dit-il, vous pouvez choisir ; je me mis avec madame de Bagnols au second banc derrière les duchesses. Le maréchal de Bellefonds vint se mettre, par choix, à mon côté droit, et devant c’étaient mesdames d’Auvergne, de Coislin et de Sully ; nous écoutâmes, le maréchal et moi, cette tragédie avec une attention qui fut remarquée, et de certaines louanges sourdes et bien placées, qui n’étaient peut-être pas sous les fontanges de toutes les dames. Je ne puis vous dire l’excès de l’agrément de cette pièce : c’est une chose qui n’est pas aisée à représenter, et qui ne sera jamais imitée : c’est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet, qu’on n’y souhaite rien ; les filles qui font des rois et des personnages sont faites exprès : on est attentif, et on n’a point d’autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce : tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant : cette fidélité de l’histoire sainte donne du respect ; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des Psaumes et de la Sagesse, et mis dans le sujet, sont d’une beauté qu’on ne soutient pas sans larmes : la mesure de l’approbation qu’on donne à cette pièce, c’est celle du goût et de l’attention. J’en fus charmée, et le maréchal aussi, qui sortit de sa place pour aller dire au roi combien il était content, et qu’il était auprès d’une dame qui était bien digne d’avoir vu Esther. Le roi vint vers nos places ; et, après avoir tourné, il s’adressa à moi, et me dit : « Madame, je suis assuré que vous avez été contente. » Moi, sans m’étonner, je répondis : « Sire, je suis charmée, ce que je sens est au-dessus des paroles. » Le roi me dit : « Racine a bien de l’esprit. » Je lui dis : « Sire, il en a beaucoup ; mais, en vérité, ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi : elles entrent dans le sujet, comme si elles n’avaient jamais fait autre chose. — Ah ! pour cela, reprit-il, il est vrai. » Et puis Sa Majesté s’en alla, et me laissa l’objet de l’envie : comme il n’y avait quasi que moi de nouvelle venue, le roi eut quelque plaisir de voir mes sincères admirations sans bruit et sans éclat. M. le Prince et madame la Princesse vinrent me dire un mot : madame de Maintenon un éclair ; elle s’en allait avec le roi : je répondis à tout, car j’étais en fortune.

INous revînmes le soir aux flambeaux : je soupai chez madame de Coulanges, à qui le roi avait parlé aussi avec un air d’être chez lui, qui lui donnait une douceur trop aimable. Je vis le soir M. le chevalier, je lui contai tout naïvement mes petites prospérités, ne voulant point les cachotter sans savoir pourquoi, comme de certaines personnes ; il en fut content, et voilà qui est fait ; je suis assurée qu’il ne m’a point trouvé, dans la suite, ni une sotte vanité, ni un transport de bourgeoise : demandez-lui. M. de Meaux (Bossuet) me parla fort de vous, M. le Prince aussi : je vous plaignis de n’être pas là ; mais le moyen ? on ne peut pas être partout. Vous étiez à votre opéra de Marseille : comme Atys est non-seulement trop heureux[2], mais trop charmant, il est impossible que vous vous y soyez ennuyée. Pauline doit avoir été surprise du spectacle : elle n’est pas en droit d’en souhaiter un plus parfait. Tai une idée si agréable de Marseille, que je suis assurée que vous n’avez pas pu vous y ennuyer, et je parie pour cette dissipation contre celle d’Aix.

Mais ce samedi même, après cette belle Esther, le roi apprit la mort de la jeune reine d’Espagne[3], en deux jours, par de grands vomissements : cela sent bien le fagot. Le roi le dit à Monsieur le lendemain, qui était hier : la douleur fut vive, Madame criait les hauts cris ; le roi en sortit tout en larmes.

On dit de bonnes nouvelles d’Angleterre : non-seulement le prince d’Orange n’est point élu ni roi ni protecteur, mais on lui fait entendre que lui et ses troupes n’ont qu’à s’en retourner : cela abrège bien des soins. Si cette nouvelle continue, notre Bretagne sera moins agitée, et mon fils n’aura point le chagrin de commander la noblesse de la vicomte de Rennes et de la baronnie de Vitré : ils l’ont élu malgré lui pour être à leur tête : un autre serait charmé de cet honneur ; mais il en est fâché, n’aimant, sous quelque nom que ce puisse être, la guerre par ce côté-là.

Votre enfant est allé à Versailles pour se divertir ces jours gras ; mais il a trouvé la douleur de la reine d’Espagne : il serait revenu, sans que son oncle le va trouver tout à l’heure. Voilà un carnaval bien triste et un grand deuil. Nous soupâmes hier chez le Civil {M. le Camus), la duchesse du Lude, madame de Coulanges, madame de Saint-Germain, le chevalier de Grignan, M. de Troyes, Corbinelli et moi : nous fûmes assez gaillards, nous parlâmes de vous avec bien de l’amitié, de l’estime, du regret de votre absence, enfin un souvenir tout vif : vous viendrez le renouveler.

Madame de Durfort se meurt d’un hoquet d’une fièvre maligne. Madame de la Vieuville aussi, du pourpre de la petite vérole. Adieu, ma très-aimable : de tous ceux qui commandent dans les provinces, croyez que M. de Grignan est le plus agréablement placé.


  1. Phrase provençale.
  2. Vers de l’opéra d’Atys.
  3. Marie-Louise d’Orléans, fille de Monsieur et de Henriette-Anne d’Angleterre, sa première femme.