Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 286

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 592-593).

286. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Chaulnes, mardi 19 avril 1689.

J’attends vos lettres : la poste arrive ici trois fois la semaine, j’ai envie d’y demeurer. Je commence donc à vous écrire pour vous rendre compte de mes pensées ; car je n’ai plus d’autres nouvelles à vous mander : cela ne composera pas des lettres bien divertissantes, et même vous n’y verrez rien de nouveau, puisque vous savez depuis longtemps que je vous aime, et comme je vous aime : vous feriez donc bien, au lieu de lire mes lettres, de les laisser là, et de dire, Je sais bien ce que me mande ma mère : mais, persuadée que vous n’aurez pas la force d’en user ainsi, je vous dirai que je suis en peine de vous, de votre santé, de votre mal de tête. L’air de Grignan me fait peur : un vent qui déracine des arbres dont la tête au ciel était voisine, et dont les pieds touchaient à V empire des morts[1], me fait trembler. Je crains qu’il n’emporte ma fille, qu’il ne l’épuisé, qu’il ne la dessèche, qu’il ne lui ôte le sommeil, son embonpoint, sa beauté : toutes ces craintes me font transir, je vous l’avoue, et ne me laissent aucun repos. Je fus- l’autre jour me promener seule dans ces belles allées ; madame de Chaulnes était enfermée avec notre Rochon[2] pour des affaires. Madame de Kerman est délicate, je répétais donc pour les Rochers ; je portai toutes ces pensées, elles sont tristes : je sentais pourtant quelque plaisir d’être seule. Je relus trois ou quatre de vos lettres ; vous parlez de bien écrire : personne n’écrit mieux que vous : quelle facilité de vous expliquer en peu de mots, et comme vous les placez ! Cette lecture me toucha le cœur et me contenta l’esprit. Voici une maison fort agréable, on y a beaucoup de liberté ; vous connaissez les bonnes et solides qualités de cette duchesse. Madame de Kerman est une fort aimable personne, j’en ai tâté ; elle a bien plus de mérite et d’esprit qu’elle n’en laisse paraître ; elle est fort loin de l’ignorance des femmes, elle a bien des lumières, et les augmente tous les jours par les bonnes lectures : c’est dommage que son établissement soit au fond de la basse Bretagne. Quand vous pourrez écrire à M. et à madame de Chaulnes, je leur donne ma part ; vous me ferez écrire par Pauline ; je connais votre style, c’est assez. Je vous souhaite M. de Grignan ; je n’aime point que vous soyez seule dans ce château, pauvre petite Orithye ! mais Borée n’est point civil ni galant pour vous, c’est ce qui m’afflige. Adieu, ma très-chère ; respectez votre côté, respectez votre tête ; on ne sait où courir. Je comprends vos peines pour votre fils, je les sens, et par lui que j’aime, et par vous que j’aime encore plus ; cette inquiétude tire deux coups sur moi.

Corbinelli est toujours chez nous le meilleur du monde, et toujours abîmé dans sa philosophie christianisée ; car il ne lit que des livres saints.


  1. Fable du Chêne et du Roseau, par la Fontaine, fable xxii, liv. I.
  2. M. Rochon était aussi chargé des affaires de M. de Grignan.