Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 295

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 608-610).

295. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 2 octobre 1689.

Il y aura demain un an que je ne vous ai vue, que je ne vous ai embrassée, que je ne vous ai entendue parler, et que je vous quittai à Charenton. Mon Dieu ! que ce jour est présent à ma mémoire ! et que je souhaite en retrouver un autre qui soit marqué par vous revoir, par vous embrasser, par m’attacher à vous pour jamais ! Que ne puis-je ainsi finir ma vie avec la personne qui l’a occupée tout entière ! Voilà ce que je sens, et ce que je vous dis, ma chère enfant, sans le vouloir, et en solennisant ce bout de Tan de notre séparation.

Je veux vous dire, après cela, que votre dernière lettre est d’une gaieté, d’une vivacité, d’un currente calamo qui m’a charmée, parce qu’il est impossible de penser et d’écrire si plaisamment, sans être gaie et en parfaite santé. Parlons d’abord de M. le chevalier ; je trouve son état très-différent de celui où je l’ai vu : commentée pourrais entendre frapper le pied droit ! car pour le gauche, nous trouvions qu’il faisait souvent l’entendu et léglorieux, quoiqu’il fût assez humilié par la contenance de l’autre, qui nous donnait autant de chagrin qu’à lui. En vérité, c’est un vrai miracle de voir ce pied-là redressé ; car il s’en allait dans cet air de M. de la Rochefoucauld, qui faisait pleurer ; et tout ce changement, par trois quarts d’heure de bain dans cette eau salutaire, s’est fait en trois jours : le Mont-d’Or, ni Barége, n’en savent pas tant. On est donc quitte en trois jours de ce remède. Assurez bien M. le chevalier de la joie sincère que j’ai du soulagement qu’il a trouvé dans l’usage de ces eaux admirables, en attendant que nous disions yuérison. Vous louez beaucoup les soins de M. de Carcassonne, en les comparant à ceux que vous auriez de moi ; j’en puis juger, il n’y en a jamais eu de si tendres, ni de si consolants. M. le chevalier trouva donc madame de Ganges bien changée ; cela est fort plaisant ; elle avait grand tort, en effet, de ne pas ressembler à l’idée qu’il s’en était faite : pour moi, je l’ai vue assez tournée sur ce beau moule, mais cent mille lieues au-dessous ; car, après le visage, tant de choses manquent, et de l’air, et de la grâce, et de ce qui fait valoir la beauté, que cette ressemblance devient à rien. Si j’avais su qu’elle eût été femme de mon Gange que j’ai tant vu, il me semble que je l’aurais regardée tout d’une autre façon : mais cela est fait.

Parlons de votre madame de Montbrun ; bon Dieu ! avec quelle rapidité vous nous dépeignez cette femme ! Votre frère en est ravi, mais il ne vous le dira pas ; il vous embrasse seulement, il est avec son honnête homme d’ami ; et c’est moi qui vous remercie d’avoir pris la peine de tout quitter, pour venir impétueusement me redonner cette personne ; le plaisant caractère ! toute pleine de sa bonne maison qu’elle prend depuis le déluge, et dont on voit qu’elle est uniquement occupée : tous ses parents Guelphes et Gibelins, amis et ennemis, dont vous faites une page la plus folle et la plus plaisante du monde ; se* rêveries d’appeler le marquis d’Uxelles, les ennemis ; elle croit parler des Allemands ; et toutes ces couronnes dont elle s’entoure et s’enveloppe ; son étonriement à la vue de votre teint naturel ; elle vous trouve bien négligée de laisser voir la couleur des petites veines et de la chair qui composent le vrai teint : elle trouve bien plus honnête d’habiller son visage ; et parce que vous montrez celui que Dieu vous a donné, vous lui paraissez toute négligée et toute déshabillée. MM. de Grignan sont bien habiles d’avoir trouvé son teint naturel : voilà comme sont les hommes, ils ne savent, ni ce qu’ils voient, ni ce quils disent ; j’en ai vu qui admiraient des beautés bien peu admirables.

Vous avez fait un joli voyage au Saint-Esprit ; vous avez vu M. de Bâville[1], la terreur du Languedoc ; vous y avez vu encore M. de Broglio[2]. Je crois notre Revel le César, et Broglio le Laridon négligé[3]. Ils n’ont pas toujours été bien ensemble. M. le chevalier ne les a-t-il pas vus tous deux dans les chaînes de mademoiselle du Bouchet ? Broglio était un si furieux amant, qu’il fut une des raisons qui la jetèrent aux Carmélites. Au reste, ma belle, nous ne sommes plus fâchés contre nos bons gouverneurs ; j’en suis ravie ; j’étais au désespoir qu’ils eussent tort. Il est certain, et tous nos amis en conviennent, que ce duc ne put pas dire un seul mot au roi, ni de Bretagne, ni de députadon, qui n’eût été mal placé ; Rome occupait tout. Il parla à M. de Lavardin, il a écrit au maréchal d’Estrées : madame de Chaulnes a dit à M. de Croissi tout ce qui se peut dire, et rien n’est plus aisé à comprendre que l’envie qu’ils avaient l’un et l’autre de réussir : mais nous n’y pensons plus ; et si, par hasard, la chose revenait à nous, elle nous paraîtrait miraculeuse. Ce n’est pas le plus grand mal que me cause la mort du pape : je suis véritablement affligée, quand je pense à la perte que vous allez faite par cette mort.

Je vous remercie, ma fille, de me mettre si joliment de votre société, en me disant ce qui s’y passe ; rien ne m’est si cher que ce qui vient de vous et de votre famille. Je vou« recommande votre belle santé, et de conserver votre jeunesse, et pour cause. Je suis fort aise de la goutte de M. de Grignan, j’en ris avec vous ; voilà une belle consolation pour un pauvre homme qui crie ; mais tout est moins mauvais que de méchantes entrailles. Dieu vous conserve tous ! mes compliments, mes amitiés, mes caresses où elles doivent être ; et pour vous, ma chère enfant, vous savez votre part, c’est moi tout entière.


  1. Nicolas de Lamoignon, frère du président, et connu sous le nom de Baville, remplaça, au mois de septembre 1685, M. d’Aguesseau dans l’intendance du Languedoc. Ce fut lui qui organisa ces étranges missions qui, du nom de leurs missionaires, furent appelées dragonades. Il remplit les fonctions d’intendant du Languedoc pendant trente-trois ans, sans revenir à Paris.
  2. Victor-Maurice, comte de Broglio, commandait en Languedoc. Il était frère de Charles-Amédée de Broglio, comte de Revel.
  3. Voyez la fable de l’Éducation, par la Fontaine, fable 24, livre viii.