Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 313

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 642-645).

313. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE SÉVIGNÉ.[modifier]

À Grignan, le mardi 20 septembre 1695.

Vous voilà donc à nos pauvres Rochers, mes chers enfants ! et vous y trouvez une douceur et une tranquillité exempte de tous devoirs et de toute fatigue, qui fait respirer notre chère petite marquise. Mon Dieu ! que vous me peignez bien son état et son extrême délicatesse ! j’en suis sensiblement touchée ; et j’entre si tendrement dans toutes vos pensées, que j’en ai le cœur serré et les larmes aux yeux. Il faut espérer que vous n’aurez, dans toutes vos peines, que le mérite de les souffrir avec résignation et soumission ; mais si Dieu en jugeait autrement, c’est alors que toutes les choses impromises arriveraient d’une autre façon : mais je veux croire que cette chère personne, bien conservée, durera autant que les autres ; nous en avons mille exemples. Mademoiselle de la Trousse (mademoiselle de Méri) n’a-t-elle pas eu toute sorte de maux ? En attendant, mon cher enfant, j’entre avec une tendresse infinie dans tous vos sentiments, mais du fond de mon cœur. Vous me faites justice quand vous me dites que vous craignez de m’attendrir, en me contant l’état de votre âme ; n’en doutez pas, et que je n’y sois infiniment sensible. J’espère que cette réponse vous trouvera dans un état plus tranquille et plus heureux. Vous me paraissez loin de penser à Paris pour notre marquise. Vous ne voyez que Bourbon pour le printemps. Conduisez-moi toujours dans tous vos desseins, et ne me laissez rien ignorer de tout ce qui vous touche.

Rendez-moi compte d’une lettre du 23 d’août et du 30. Il y avait aussi un billet pour Galois, que je priais M. Branjon de payer. Répondez-moi sur cet article. Il est marié, le bon Branjon ; il m’écrit, sur ce sujet, une fort jolie lettre. Mandez-moi si ce mariage est aussi bon qu’il me le dit. C’est une parente de tout le parlement et de M. d’Harouïs. Expliquez-moi cela, mon enfant. Je vous adressais aussi une lettre pour notre abbé Charrier. Il sera bien fâché de ne plus vous trouver : et M. de Toulon ! vous dites fort bien sur ce bœuf, c’est à lui à le dompter, et à vous à demeurer ferme comme vous êtes. Renvoyez la lettre de l’abbé à Quimperlé.

Pour la santé de votre pauvre sœur, elle n’est point du tout bonne. Ce n’est plus de sa perte de sang, elle est passée ; mais elle ne se remet point, elle est toujours changée à n’être pas reconnaissable, parce que son estomac ne se rétablit point, et qu’elle ne profite d’aucune nourriture ; et cela vient du mauvais état de son foie, dont vous savez qu’il y a longtemps qu’elle se plaint. Ce mal est si capital, que, pour moi, j’en suis dans une véritable peine. On pourrait faire quelques remèdes à ce foie ; mais ils sont contraires à la perte de sang, qu’on craint toujours qui ne revienne, et qui a causé le mauvais effet de cette partie affligée. Ainsi ces deux maux, dont les remèdes sont contraires, font un état qui fait beaucoup de pitié. On espère que le temps rétablira ce désordre : je le souhaite ; et si ce bonheur arrive, nous irons promptement à Paris. Voilà le point où nous en sommes, et qu’il faut démêler, et dont je vous instruirai très-fidèlement.

Cette langueur fait aussi qu’on ne parle point encore du retour des guerriers. Cependant je ne doute pas que l’affaire[1] ne se fasse ; elle est trop engagée : mais ce sera sans joie, et même si nous allions à Paris, on partirait deux jours après, pour éviter l’air d’une noce et les visites, dont on ne veut recevoir aucune : chat échaudé, etc.

Pour les chagrins de M. de Saint-Amand, dont il a fait grand bruit à Paris, ils étaient fondés sur ce que ma fille ayant véritablement prouvé, par des mémoires qu’elle nous a fait voir à tous, qu’elle avait payé à son fils neuf mille francs sur dix qu’elle lui a promis, et ne lui en ayant par conséquent envoyé que mille, M. de Saint-Am-and a dit qu’on le trompait, qu’on voulait tout prendre sur lui, et qu’il ne donnerait plus rien du tout, ayant donné les quinze mille francs du bien de sa fille (qu’il a payés à Paris en fonds, et dont il a les terres qu’on lui a données et délaissées ici), et que c’était à M. le marquis à chercher son secours de ce côté-là. Vous jugez bien que quand ce côté-là a payé, cela peut jeter quelques petits chagrins ; mais cela s’est passé. M. de Saint-Amand a songé, en lui-même, qu’il ne lui serait pas bon d’être brouillé avec ma fille. Ainsi il est venu ici, plus doux qu’un mouton, ne demandant qu’à plaire et à ramener sa fille à Paris ; ce qu’il a fait, quoiqu’en bonne justice elle dût nous attendre : mais l’avantage d’être logée, avec son mari, dans cette belle maison de M. de Saint-Amand, d’y être bien meublée, bien nourrie pour rien, a fait consentir sans balancer à la laisser aller jouir de tous ces avantages ; mais ce n’a pas été sans larmes que nous l’avons vue partir ; car elle est fort aimable, et elle était si fondue en pleurs en nous disant adieu, qu’il ne semblait pas que ce fût elle qui partît, pour aller commencer une vie agréable, au milieu de l’abondance. Elle avait pris beaucoup de goût à notre société. Elle partit le premier de ce mois avec son père.

Croyez, mon fils, qu’aucun Grignan n’a dessein de vous faire des finesses, que vous êtes aimé de tous, et que si cette bagatelle avait été une chose curieuse, on aurait été persuadé que vous y auriez pris bien de l’intérêt, comme vous avez toujours fait.

M. de Grignan est encore à Marseille ; nous l’attendons bientôt, caria mer est libre ; et l’amiral Russel, qu’on ne voit plus, lui donnera la liberté de venir ici.

Je ferai chercher les deux petits écrits dont vous me parlez. Je me fie fort à votre goût. Pour ces lettres à M. de la Trappe, ce sont des livres qu’on ne saurait envoyer, quoique manuscrits. Je vous les ferai lire à Paris, où j’espère toujours vous voir : car je sens mille fois plus l’amitié que j’ai pour vous, que vous ne sentez celle que vous avez pour moi. C’est l’ordre, et je ne m’en plains pas.

Voilà une lettre de madame de Chaulnes, que je vous envoie entière, par confiance en votre sagesse. Vous vous justifierez des choses où vous savez bien ce qu’il faut répondre, et vous ne ferez point d’attention à celles qui vous pourraient tacher. Pour moi, j’ai dit ce que j’avais à dire, mais en attendant que vous me répondissiez vous-même sur ce que je ne savais pas ; et j’ai ajouté que je vous manderais ce que cette duchesse me mandait. Écrivez-lui donc tout bonnement comme ayant su de moi ce qu’elle écrit de vous. Après tout, vous devez conserver cette liaison ; ils vous aiment, et vous ont fait plaisir ; il ne faut pas blesser la reconnaissance. J’ai dit que vous étiez obligé à l’intendant[2]. Mais je vous dis à vous, mon enfant, cette amitié ne peut-elle compatir avec vos anciens commerces et du premier président et du procureur général ? Faut-il rompre avec ses vieux amis, quand on veut ménager un intendant ? M. de Pommereuil n’exigeait point cette conduite. J’ai dit aussi qu’il vous fallait entendre, et qu’il était impossible que vous n’eussiez pas fait des compliments au procureur général sur le mariage de sa fille. Enfin, mon enfant, défendez-vous, et me dites ce que vous aurez dit, afin que je vous soutienne.

Ceci est pour mon bon président :

J’ai reçu votre dernière lettre, mon cher président ; elle est aimable comme tout ce que vous m’écrivez. Je suis étonnée que Dupuis ne vous réponde point, je crains qu’il ne soit malade.

Vous voilà trop heureux d’avoir mon fils et notre marquise. Gouvernez-la bien, divertissez-la, amusez-la ; enfin, mettez-la dans du coton, et nous conservez cette chère et précieuse personne. Ayez soin de me faire savoir de ses nouvelles ; j’y prends un sensible intérêt.

Mon fils me fait les compliments de Pilois[3] et des ouvriers qui ont fini le labyrinthe. Je les reçois, et je les aime, et les remercie. Je leur donnerais de quoi boire si j’étais là.

Ma fille, et votre idole, vous aiment fort ; et moi par-dessus tout. Adieu, mon bon président : mon fils vous fera part de ma lettre. J’embrasse votre tourterelle.


  1. Le mariage de Pauline de Grignan avec le marquis de Simiane était convenu : on n’attendait pour le célébrer que le retour du marquis, qui était à l’armée.
  2. Madame de Chaulnes se plaignait de ce que le marquis de Sévigné voyait plus l’intendant de la province que le premier président et le procureur général du parlement de Bretagne.
  3. Jardinier des Rochers.