Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 32

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 95-96).

32. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 4 mars 1671.

Ah ! ma fille, quelle lettre ! quelle peinture de l’état où vous avez été ! et que je vous aurais mal teuu ma parole, si je vous avais promis de n’être point effrayée d’un si grand péril ! Je sais bien qu’il est passé : mais il est impossible de se représenter votre vie si proche de sa fin, sans frémir d’horreur, et M. de Grignan vous laisse embarquer pendant un orage ; et quand vous êtes téméraire, il trouve plaisant de l’être encore plus que vous ; au lieu de vous faire attendre que l’orage soit passé, il veut bien vous exposer. Ah ! mon Dieu ! qu’il eût été bien mieux d’être timide, et de vous dire que, si vous n’aviez point de peur, il en avait lui, et ne souffrirait point que vous traversassiez le Rhône par un temps comme celui qu’il faisait ! Que j’ai de peine à comprendre sa tendresse en cette occasion ! ce Rhône qui fait peur à tout le monde, ce pont d’Avignon où l’on aurait tort de passer en prenant de loin toutes ses mesures, un tourbillon de vent vous jette violemment sous une arche ; et quel miracle que vous n’ayez pas été brisés et noyés dans un moment ! Je ne soutiens pas cette pensée, j’en frissonne, et je m’en suis réveillée avec des sur sauts dont je ne suis pas la maîtresse. Trouvez-vous toujours que le Rhône ne soit que de l’eau ? De bonne foi, n’avez-vous point été effrayée d’une mort si proche « t si inévitable ? Une autre fois ne serez-vous point un peu moins hasardeuse ? Une aventure comme celle-là ne vous fera-t-elle point voir les dangers aussi terribles qu’ils le sont ? Je vous prie de m’avouer ce qui vous en est resté ; je crois du moins que vous avez rendu grâces à Dieu de vous avoir sauvée ; pour moi, je suis persuadée que les messes que j’ai fait dire tous les jours pour vous ont fait ce miracle, et je suis plus obligée à Dieu de vous avoir conservée dans cette occasion, que de m’avoirfait naître. C’est à M. de Grignan que je m’en prends ; le coadjuteur a bon temps ; il n’a été grondé que pour la montagne de Tarare ; elle me paraît présentement comme les pentes de Nemours. M. Busche [1] m’est venu voir tantôt ; j’ai pensé l’embrasser en songeant comme il vous a bien menée : je l’ai fort entretenu de vos faits et gestes, et puis je lui ai donné de quoi boire un peu à ma santé. Cette lettre vous paraîtra bien ridicule ; vous la recevrez dans un temps où vous ne songerez plus au pont d’Avignon. Faut-il que j’y pense, moi, présentement ? C’est le malheur des commerces si éloignés ; il faut s’y résoudre, et ne pas même se révolter contre cet inconvénient : cela est naturel, et la contrainte serait trop grande d’étouffer toutes ses pensées ; il faut entrer dans l’état naturel où l’on est, en répondant à une chose qui tient au cœur : vous serez donc obligée de m’excuser souvent. J’attends les relations de votre séjour à Arles ; je sais que vous y aurez trouvé bien du monde. Ne m’ aimez- vous point de vous avoir appris l’italien ? Voyez comme vous vous en êtes bien trouvée avec ce vice-légat : ce que vous dites de cette scène est excellent ; mais que j’ai peu goûté le reste de votre lettre ! Je vous épargne mes éternels recommencements sur ce pont d’Avignon, je ne l’oublierai de ma vie.


  1. Le conducteur de madame de Grignan.