Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 50

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 127-129).

50. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN,[modifier]

Aux Rochers, dimanche 81 mai 1671.

Enfin, ma fille, me voici dans ces pauvres rochers : peut-on revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse ? Il y a des souvenirs agréables, mais il y en a de si vifs et de si tendres, qu’on a peine à les supporter ; ceux que j’ai de vous sont de ce nombre. Ne comprenezvous point bien l’effet que cela peut faire dans un cœur comme le mien ?

Si vous continuez de vous bien porter, ma chère enfant, je ne vous irai voir que l’année qui vient. La Bretagne et la Provence ne sont pas compatibles ; c’est une chose étrange que les grands voyages : si l’on était toujours dans le sentiment qu’on a quand on arrive, on ne sortirait jamais du lieu où l’on est ; mais la Providence fait qu’on oublie ; c’est la même qui sert aux femmes qui sont accouchées : Dieu permet cet oubli, afin que le monde ne finisse pas, et que l’on fasse des voyages en Provence. Celui que j’y ferai me donnera la plus grande joie que je puisse recevoir dans ma vie : mais quelles pensées tristes, de ne point voir de fin à votre séjour ! J’admire et je loue de plus en plus votre sagesse ; quoiqu’à vous dire le vrai Je sois fortement touchée de cette impossibilité, j’espère qu’en ce temps-là nous verrons les choses d’une autre manière ; il faut bien l’espérer, car, sans cette consolation, il n’y aurait qu’à mourir. J’ai quelquefois des rêveries dans ces bois, d’une telle noirceur, que j’en reviens plus changée que d’un accès de fièvre. Il me paraît que vous ne vous êtes point trop ennuyée à Marseille. Ne manquez pas de me mander comme vous aurez été reçue à Grignan. Ils avaient fait ici une manière d’entrée à mon fils ;.Vaillant avait mis plus de quinze cents hommes sous les armes, tous fort bien habillés, un ruban neuf à la cravate ; ils vont en très-bon ordre nous attendre à une lieue des Rochers. Voici un bel incident : M. l’abbé avait mandé que nous arriverions le mardi, et puis tout d’un coup il l’oublie : ces pauvres gens attendent le mardi jusqu’à dix heures du soir ; et quand ils sont tous retournés chacun chez eux, bien tristes et bien confus, nous arrivons paisiblement le mercredi, sans songer qu’on eût mis une armée en campagne pour nous recevoir : ce contre-temps nous a fâchés ; mais quel remède ? Voilà par où nous avons débuté. Mademoiselle du Plessis [1] est tout justement comme vous l’avez laissée ; elle a une nouvelle amie à Vitré, dont elle se pare, parce que c’est un bel esprit qui a lu tous les romans, et qui a reçu deux lettres de la princesse de Tarente [2]. J’ai fait dire méchamment par Vaillant que j’étais jalouse de cette nouvelle amitié, que je n’en témoignerais rien ; mais que mon cœur était saisi : tout ce qu’elle dit là-dessus est digne de Molière ; c’est une plaisante chose de voir avec quel soin elle me ménage, et comme elle détourne adroitement la conversation, pour ne point parler de ma rivale devant moi : je fais aussi fort bien mon personnage. Mes petits arbres sont d’une beauté surprenante ; Pilois[3] les élève jusqu’aux nues avec une probité admirable : tout de bon, rien n’est si beau que ces allées que vous avez vues naître. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait : voici un mot que j’ai écrit sur un arbre pour mon fils, qui est revenu de Candie. Vago difama : n’est-il point joli, pour n’être qu’un mot ? Je fis écrire encore hier, en l’honneur des paresseux : Bella cosa, farniente. Hélas ! ma fille, que mes lettres sont sauvages ! Où est le temps que je parlais de Paris comme les autres ? C’est purement de mes nouvelles que vous aurez ; et voyez ma confiance, je suis persuadée que vous aimez mieux celles-là que les autres. La compagnie que j’ai ici me plaît fort ; notre abbé est toujours admirable ; mon fils et la Mousse s’accommodent fort yen de moi, et moi d’eux ; nous nous cherchons toujours ; et, quand les affaires me séparent d’eux, ils sont au désespoir et me trouvent ridicule de préférer un compte de fermier aux contes de la Fontaine. Ils vous aiment tous passiounément ; je crois qu’ils vous écriront : pour moi, je prends les devants, et n’aime point à vous parler en tumulte. Ma fille, aimez-moi toujours : c’est ma vie, c’est mon âme que votre amitié : je vous le disais l’autre jour ; elle fait toute ma joie et toutes mes douleurs. Je vous avoue que le reste de ma vie est couvert d’ombre et de tristesse, quand je songe que je la passerai si souvent éloignée de vous.


  1. Mademoiselle du Plessis-d’Argentré. Le château d’Argentré est à une lieue des Rochers.
  2. Fille de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel.
  3. Jardinier des Rochers.