Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 56

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 139-141).

56. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 12 juillet 167f.

Je n’ai reçu qu’une lettre de vous, ma chère fille, j’en suis un peu fâchée ; j’étais dans l’habitude d’en avoir deux : il est dangereux de s’accoutumer à des soins tendres et précieux comme les vôtres ; il n’est pas facile après cela de s’en passer. Si vous avez vos beaux-frères ce mois de septembre, ce vous sera une très-bonne compagnie. Le coadjuteur a été un peu malade, mais il est entièrement guéri : sa paresse est une chose incroyable, et son tort est d’autant plus grand qu’il écrit très -bien quand il s’en veut mêler. Il vous aime toujours, et ira vous voir après la mi-août ; il ne le peut qu’en ce temps-là. Il jure (mais je crois qu’il ment) qu’il n’a aucune branche où se reposer, et que cela l’empêche d’écrire et lui fait mal aux yeux. Voilà tout ce que je sais de seignein Corbeau : mais admirez la bizarrerie de mon savoir ; en vous- apprenant toutes ces choses, j’ignore comme je suis avec lui : si par hasard vous en savez quelque chose, vous m’obligerez fort de me le mander. Je songe mille fois le jour au temps où je vous voyais à toute heure. Hélas ! ma fille, c’est bien moi qui dis cette chanson que vous me rappelez : Hélas ! quand reviendra-td ce temps, bergère ? Je le regrette tous les jours de ma vie, et j’en souhaiterais un pareil au prix de mon sang : ce n’est pas que j’aie sur le cœur de n’avoir pas senti le plaisir d’être avec vous ; je vous jure et vous proteste que je ne vous ai jamais regardée avec indifférence, ni avec la langueur que donne quelquefois l’habitude : mes yeux ni mon cœur ne se sont jamais accoutumés à cette vue, et jamais je ne vous ai regardée sans joie et sans tendresse ; s’il y a eu quelques moments où elle n’ait pas paru, c’est alors que je la sentais plus vivement ; ce n’est donc point cela que je puis me reprocher : mais je regrette de ne vous avoir pas assez vue, et d’avoir eu dans certains moments de cruelles politiques qui m’ont ôté ce plaisir. Ce serait une belle chose, si je remplissais mes lettres de ce qui me remplit le cœur. Ah ! comme vous dites, il faut glisser sur bien des pensées et ne pas faire semblant de les voir : je crois que vous en faites de même. Je m’arrête donc à vous conjurer, si je vous suis un peu chère, d’avoir un soin extrême de votre santé : amusez-vous, ne rêvez point creux, ne faites point de bile, conduisez votre grossesse à bon port ; et après cela, si M. de Grignan vous aime, et qu’il n’ait pas entrepris de vous tuer, je sais bien ce qu’il fera, ou plutôt ce qu’il ne fera point.

Avez-vous la cruauté de ne point achever Tacite ? Laisserez- vous Germanicus au milieu de ses conquêtes ? Si vous lui faites ce tour, mandez-moi l’endroit où vous en êtes demeurée, et je l’achèverai ; c’est tout ce que je puis faire pour votre service. Nous achevons le Tasse avec plaisir, nous y trouvons des beautés qu’on ne voit point quand on n’a qu’une demi-science. Nous avons commencé la morale[1], c’est de la même étoffe que Pascal.

À propos de Pascal, je suis en fantaisie d’admirer l’honnêteté de ces messieurs les postillons, qui sont incessamment sur les chemins pour porter et reporter nos lettres ; enfin, il n’y a jour dans la semaine où ils n’en portent quelqu’une à vous et à moi ; il y en a toujours, et à toutes les heures, par la campagne : les honnêtes gens ! qu’ils sont obligeants ! et que c’est une belle invention que la poste, et un bel effet de la Providence que la cupidité ! J’ai quelquefois envie de leur écrire pour leur témoigner ma reconnaissance ; et je crois que je l’aurais déjà fait, sans que je me souviens de ce chapitre de Pascal, et qu’ils ont peut-être envie de me remercier de ce que j’écris, comme j’ai envie de les remercier de ce qu’ils portent mes lettres : voilà une belle digression.

Je reviens donc à nos lectures : c’est sans préjudice de Cléopâtre, que j’ai gagé d’achever ; vous savez comme je soutiens les gageures. Je songe quelquefois d’où vient la folie que j’ai pour ces sottises-là ; j’ai peine à le comprendre. Vous vous souvenez peut-être assez de moi pour savoir à quel point je suis blessée des méchants styles ; j’ai quelque lumière pour les bons, et personne n’est plus touché que moi des charmes de l’éloquence. Le style de la Calprenède est maudit en mille endroits ; de grandes périodes de roman, de méchants mots, je sens tout cela. J’écrivis l’autre jour à mon fils une lettre de ce style, qui était fort plaisante. Je trouve donc que celui de la Calprenède est détestable, et cependant je ne laisse pas de m’y prendre comme à de la glu : la beauté des sentiments, la violence des passions, la grandeur des événements et le succès miraculeux de leurs redoutables épées, tout cela m’entraîne comme une petite fille ; j’entre dans leurs desseins : et si je n’avais M. de la Rochefoucauld et M. d’Hacqueville pour me consoler, je me pendrais de trouver encore en moi cette faiblesse. Vous m’apparaissez pour me faire honte ; mais je me dis de mauvaises raisons, et je continue. J’aurai bien de l’honneur au soin que vous me donnez de vous conserver l’amitié de l’abbé ! Il vous aime chèrement : nous parlons très-souvent de vous, de vos affaires et de vos grandeurs ; il voudrait bien ne pas mourir avant que d’avoir été en Provence, et de vous avoir rendu quelque service. On me mande que la pauvre madame de Montlouet est sur Je point de perdre l’esprit : elle a extravagué jusqu’à présent sans jeter une larme ; elle a une grosse fièvre, et commence à pleurer ; elle dit qu’elle veut être damnée, puisque son mari doit l’être assurément. Nous continuons notre chapelle ; il fait chaud ; les soirées et les matinées sont très-belles dans ces bois et devant cette porte ; mon appartement est frais ; j’ai bien peur que vous ne vous accommodiez pas si bien de vos chaleurs de Provence. Je suis toujours tout à vous, ma très-chère et très -aimable : une amitié à monsieur de Grignan. Ne vous adore-t-il pas toujours ?


  1. Les Essais de morale de M. Nicole.