Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 59

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 145-146).

59. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE COULANGES.[modifier]

Aux Rochers, le 22 juillet 1671.

Ce mot sur la semaine est par-dessus le marché de vous écrire seulement tous les quinze jours, et pour vous donner avis, mon cher cousin, que vous aurez bientôt l’honneur de voir Picard ; et comme il est frère du laquais de madame de Coulanges, je suis bien aise de vous rendre compte de mon procédé. Vous savez que madame la duchesse de Chaulnes est à Vitré ; elle y attend le duc, son mari, dans dix ou douze jours, avec les états de Bretagne : vous croyez que j’extravague ; elle attend donc son mari avec tous les états, et, en attendant, elle est à Vitré toute seule, mourant d’ennui. Vous ne comprenez pas que cela puisse jamais revenir à Picard. Elle meurt donc d’ennui ; je suis sa seule consolation, et vous croyez bien que je l’emporte d’une grande hauteur sur mademoiselle de Kerbone et de Kerqueoison. Voici un grand circuit, mais pourtant nous arriverons au but. Comme je suis donc sa seule consolation, après l’avoir été voir, elle viendra. ici, et je veux qu’elle trouve mon parterre net et mes allées nettes, ces grandes allées que vous aimez. Vous ne comprenez pas encore où cela peut aller ; voici une autre petite proposition incidente : vous savez qu’on fait les foins ; je n’avais point d’ouvriers ; j’envoie dans cette prairie, que les poètes ont célébrée, prendre tous ceux qui travaillaient, pour venir nettoyer ici ; vous n’y voyez encore goutte ; et, en leur place, j’envoie mes gens faner. Savez-vous ce que c’est, faner ? Il faut que je vous l’explique : faner est la plus jolie chose du monde, c’est retourner du foin en batifolant dans une prairie ; dès qu’on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement ; le seul Picard me vint dire qu’il n’irait pas, qu’il n’était pas entré à mon service pour cela, que ce n’était pas son métier, et qu’il aimait mieux s’en aller à Paris. Ma foi, la colère m’a monté à la tête ; je songeai que c’était la centième sottise qu’il m’avait faite ; qu’il n’avait ni cœur, ni affection ; en un mot, la mesure était comble. Je l’ai pris au mot, et, quoiqu’on m’ait pu dire pour lui, je suis demeurée ferme comme un rocher, et il est parti. C’est une justice de traiter les gens selon leurs bons ou mauvais services. Si vous le revoyez, ne le recevez point, ne le protégez point, ne me blâmez point, et songez que c’est le garçon du monde qui aime le moins à faner, et qui est le plus indigne qu’on le traite bien.

Voilà l’histoire en peu de mots ; pour moi, j’aime les relations où l’on ne dit que ce qui est nécessaire, où l’on ne s’écarte point ni à droite, ni à gauche ; où l’on ne reprend point les choses de si loin ; enfin je crois que c’est ici, sans vanité, le modèle des narrations agréables[1].


  1. Cette lettre, publiée par M. Crauford, est celle que madame de Thianges envoya demander à madame de Coulanges, ainsi que celle du Cheval, qui malheureusement est perdue.