Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 61

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 150-152).

61. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN,[modifier]

Aux Rochers, mercredi 5 août 1671.

Je suis bien aise que M. de Coulanges vous ait mandé les nouvelles. Vous apprendrez encore la mort de M. de Guise, dont je suis accablée quand je pense à la douleur de MUe de Guise. Vous jugez bien, ma fille, que ce ne peut être que par la force de mon imagination que cette mort m’inquiète ; car, du reste, rien ne troublera moins le repos de ma vie. Vous savez comme je crains les reproches qu’on se peut faire à soi-même. Mademoiselle de Guise n’a rien à se reprocher que la mort de son neveu ; elle n’a jamais voulu qu’il ait été saigné ; la quantité du sang a causé le transport au cerveau : voilà une petite circonstance bien agréable. Je trouve que dès qu’on tombe malade à Paris, on tombe mort ; je n’ai jamais vu une telle mortalité. Je vous conjure, ma chère bonne, de vous bien conserver ; et s’il y avait quelques enfants à Grignan qui eussent la petite vérole, envoyez-les à Montélimart : votre santé est le but de tous mes désirs.

Vous aurez maintenant des nouvelles de nos états, pour votre peine d’être Bretonne. M. de Chaumes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qui peut en faire à Vitré : le lundi matin il m’écrivit une lettre ; j’y fis réponse par aller dîner avec lui. On mange à deux tables dans le même lieu ; il y a quatorze couverts à chaque table ; Monsieur en tient une, et Mada me l’autre. La bonne chère est excessive, on remporte les plats de rôti tout entiers ; et pour les pyramides de fruits, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines, puisque même ils ne comprenaient pas qu’il fallût qu’une porte fût plus haute qu’eux. Une pyramide veut entrer, une de ces pyramides qui font qu’on est obligé de s’écrire d’un bout de la table à l’autre ; mais, bien loin que cela blesse ici, on est souvent fort aise, au contraire, de ne plus voir ce qu’elles cachent : cette pyramide donc, avec vingt ou trente porcelaines, fut si parfaitement renversée à la porte, que le bruit qu’elle causa fit taire les violons, les hautbois et les trompettes. Après le dîner, MM. de Locmaria et Coëtlogon dansèrent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d’un air que les courtisans n’ont pas à beaucoup près : ils y font des pas de Bohémiens et de bas Bretons avec une délicatesse et une justesse qui charment. Je pensais toujours à vous ; et j’avais un souvenir si tendre de votre danse et de ce que je vous avais vue danser, que ce plaisir me devint une douleur. On parla fort de vous. Je suis assurée que vous auriez été ravie de voir danser Locmaria : les violons et les passe-pieds de la cour font mal au cœur au prix de ceux-là : c’est quelque chose d’extraordinaire que cette quantité de pas différents, et cette cadence courte et juste ; je n’ai point vu d’homme danser comme Locmaria cette sorte de danse. Après ce petit bal, on vit entrer tous ceux qui arrivaient en foule pour ouvrir les états. Le lendemain, M. le premier président, MM. les procureurs et avocats généraux du parlement, huit évêques, MM. deMolac, la Coste et Coëtlogon le père, M. Boucherat[1], qui vient de Paris, cinquante bas Bretons dorés jusqu’aux yeux, cent communautés. Le soir devaient venir madame de Rohan d’un côté, et son fils de l’autre, et M. de Lavardin, dont je suis étonnée [2]. Je ne vis point ces derniers, car je voulus venir coucher ici, après avoir été à la tour de Sévigné voir M. d’Harouïs et MM. de Fourché et Chesières, qui arrivaient. M. d’Harouïs vous écrira ; il est comblé de vos honnêtetés : il a reçu deux de vos lettres à Nantes, dont je vous suis encore plus obligée que lui. Sa maison va être le Louvre des états : c’est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attirent tout le monde. Je n’avais jamais vu les états ; c’est une assez belle chose. Je ne crois pas qu’il y ait une province rassemblée qui ait un aussi grand air que celle-ci ; elle doit être bien pleine du moins, car il n’y en a pas un seul à la guerre ni à la cour ; il n’y a que le petit Gui don[3], qui peut-être y reviendra un jour comme les autres. J’irai tantôt voir madame de Rohan ; il viendrait bien du monde ici, si je n’allais à Vitré : c’était une grande joie de me voir aux états, où je ne fus de ma vie ; je n’ai pas voulu en voir l’ouverture, c’était trop matin. Les états ne doivent pas être longs ; il n’y a qu’à demander ce que veut le roi ; on ne dit pas un mot : voilà qui est fait. Pour le gouverneur, il trouve, je ne sais comment, plus de quarante mille écus qui lui reviennent. Une infinité de présents, des pensions, des réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie[4] ; voilà les états. J’oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu’on y boit : mais si je ne comptais pas ce petit article, les autres ne l’oublient pas, et c’est le premier. Voilà ce qui s’appelle des contes à dormir debout : mais cela vient au bout delà plume, quand on est en Bretagne et qu’on n’a pas autre chose à dire. J’ai mille compliments à vous faire de M. et de madame de Chaulnes. J’attends le vendredi, où je reçois vos lettres, avec une impatience digne de l’extrême amitié que j’ai pour vous.


  1. Depuis chancelier de France.
  2. M. de Lavardin était lieutenant général au gouvernement de Bretagne.
  3. M. de Sévigné.
  4. Vieux mot encore en usage dans le peuple : se faire brave, pour se parer.