Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 7

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 53-55).

7. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONNE.[modifier]

Jeudi 4 décembre 1664.

Enfin, les interrogations sont finies ce matin. M. Fouquet est entré dans la chambre ; M. le chancelier a fait lire le projet tout du long. M. Fouquet a repris la parole le premier, et a dit : Monsieur, je crois que vous ne pouvez tirer autre chose de ce papier, que l’effet qu’il vient de faire, qui est de me donner beaucoup de confusion. M. le chancelier à dit : Cependant vous venez d’entendre, et vous avez pu voir par là que cette grande passion pour l’État, dont vous nous avez parlé tant de fois, n’a pas été si considérable que vous n’ayez pensé à le brouiller d’un bout à l’autre. Monsieur, a dit M. Fouquet, ce sont des pensées qui me sont venues dans le fort du désespoir où me mettait quelquefois M. le cardinal, principalement lorsqu’après avoir contribué pi us que personne du monde à son retour en France, je me vis payé d’une si noire ingratitude. J’ai une lettre de lui et une de la reine mère, qui font foi de ce que je dis ; mais on les a prises dans mes papiers, avec plusieurs autres. Mon malheur est de n’avoir pas brûlé ce misérable papier, qui était tellement hors de ma mémoire et de mon esprit, que j’ai été près de deux ans sans y penser, et sans croire l’avoir. Quoi qu’il en soit, je le désavoue de tout mon cœur, et je vous supplie de croire, monsieur, que ma passion pour la personne et pour le service du roi n’en a pas été diminuée. M. le chancelier a dit : Il est bien difficile de le croire, quand on voit une pensée opiniâtre exprimée en différents temps. M. Fouquet a répondu : Monsieur, dans tous les temps, et même au péril de ma vie, je n’ai jamais abandonné la personne du roi ; et dans ce temps-là vous étiez, monsieur, le chef du conseil de ses ennemis, et vos proches donnaient passage à l’armée qui était contre lui.

M. le chancelier a senti ce coup ; mais notre pauvre ami était échauffé, et n’était pas tout à fait le maître de son émotion. Ensuite on lui a parlé de ses dépenses ; il a dit : Je m’offre à faire voir que je n’en ai fait aucune que je n’aie pu faire, soit par mes revenus, dont M. le cardinal avait connaissance, soit par mes appointements, soit par lebien de ma femme ; et si je ne prouve ce que je dis, je consens d’être traité aussi mal qu’on le peut imaginer. Enfin, cet interrogatoire a duré deux heures, où M. Fouquet a très-bien dit, mais avec chaleur et colère, parce que la lecture de ce projet l’avait extrêmement touché.

Quand il a été parti, M. le chancelier a dit : Voici la dernière fois que nous l’interrogerons. M. Poncet s’est approché de M. le chancelier, et lui a dit : Monsieur, vous ne lui avez pas parlé des preuves qu’il y a comme il a commencé à exécuter le projet. M. le chancelier a répondu : Monsieur, elles ne sont pas assez fortes, il y aurait répondu trop facilement. Là-dessus Sainte-Hélène et Pussort ont dit : Tout le monde n’est pas de ce sentiment. Voilà de quoi rêver et faire des réflexions'. À demain le reste.

Vendredi 5 décembre.

On a parlé ce matin des requêtes, qui sont de peu d’importance, sinon autant que les gens de bien y voudront avoir égard en jugement. Voilà qui est donc fait : c’est à M. d’Ormesson à parler, il doit récapituler toute l’affaire : cela durera encore toute lu semaine prochaine, c’est-à-dire qu’entre-ci et là ce n’est pas vivre, que la vie que nous passerons. Pour moi, je ne suis pas reconnaissable, et je ne crois pas que je puisse aller jusque-là. M. d’Ormesson m’a priée de ne le plus voir que l’affaire ne soit jugée ; il est dans le conclave, et ne veut plus avoir de commerce avec le monde. Il affecte une grande réserve ; il ne parle point, mais il écoute ; et j’ai eu le plaisir, en lui disant adieu, de lui dire tout ce que je pense. Je vous manderai tout ce que j’apprendrai. Eh ! Dieu veuille que ma dernière nouvelle soit bonne ! je la désire. Je vous assure que nous sommes tous à plaindre ; j’entends vous et moi, et ceux qui en font leur affaire comme nous. Adieu, mon cher monsieur ; je suis si triste et si accablée ce soir, que je n’en puis plus.