Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 82

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 187-189).

82. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 13 janvier 1672.

Eh ! mon Dieu, ma fille, que me dites-vous ? Quel plaisir prenezvous à dire du mal de votre personne, de votre esprit ; à rabaisser votre bonne conduite ; à trouver qu’il faut avoir bien de la bonté pour songer à vous ? Quoique assurément vous ne pensiez point tout cela J’en suis blessée, vous me fâchez ; et quoique je ne dusse peut-être pas répondre à des choses que vous dites en badinant, je ne puis m’empêcher de vous en gronder, préférablement à tout ce que j’ai à vous mander. Vous êtes bonne encore quand vous dites que vous avez peur des beaux esprits : hélas ! si vous saviez qu’ils sont petits de près, et combien ils sont quelquefois empêchés de leurs personnes, vous les remettriez bientôt à hauteur d’appui. Vous souvient-il combien vous en étiez quelquefois excédée ? Prenez garde que l’éloignement ne vous grossisse les objets ; c’est un effet assez ordinaire.

Nous soupons tous les soirs avec madame Scarron : elle a l’esprit aimable et merveilleusement droit ; c’est un plaisir que de l’entendre raisonner sur les horribles agitations d’un certain pays qu’elle connaît bien. Les désespoirs qu’avait cette d’Heudicourt (.ans le temps que sa place paraissait si miraculeuse ; les rages continuelles de Lauzun, les noirs chagrins ou les tristes ennuis des dames de Saint-Germain, et peut-être que la plus enviée {madame de Montespan) n’en est pas toujours exempte : c’est une plaisante chose que de l’entendre causer sur tout cela. Ces discours nous mènent quelquefois bien loinde moralité en moralité, tantôt chrétienne, et tantôt politique. Nous parlons très-souvent de vous ; elle aime votre esprit et vos manières ; et quand vous vous retrouverez ici, vous n’aurez point à craindre de n’être pas à la mode.

Mais écoutez la bonté du roi, et songez au plaisir de servir un si aimable maître. Il a fait appeler le maréchal de Bellefonds dans son cabinet, et lui a dit : « Monsieur le maréchal, je veux savoir pourquoi vous me voulez quitter : est-ce dévotion ? est-ce envie de vous retirer ? est-ce l’accablement d e vos dettes ? Si c’est le dernier J’y veux donner ordre, et entrer dans le détail de vos affaires. » Le maréchal fut sensiblement touché de cette bonté. « Sire, dit-il, ce sont mes dettes ; je suis abîmé ; je ne puis voir souffrir quelques-uns de mes amis qui m’ont assisté, et que je ne puis satisfaire. Hé bien ! dit le roi, il faut assurer leur dette : je vous donne cent mille francs de votre maison de Versailles, et un brevet de retenue de quatre cent mille francs, qui servira d’assurance, si vous veniez à mourir ; vous payerez les arrérages avec les cent mille francs ; cela étant, vous demeurerez à mon service. » En vérité, il faudrait avoir le cœur bien dur pour ne pas obéir à un maître qui entre avec tant de bonté dans les intérêts d’un de ses domestiques : aussi le maréchal n’y résista pas ; et le voilà remis à sa place et comblé de bienfaits. Tout ce détail est vrai.

Il y a tous les soirs des bals, des comédies et des mascarades à Saint-Germain. Le roi a une application à divertir Madame, qu’il n’a jamais eue pour l’autre. Racine a fait une tragédie qui s’appelle Bajazet, et qui lève la paille ; vraiment elle ne va pas empirando comme les autres. M. de Tallard[1] dit qu’elle est autant au-dessus des pièces de Corneille, que celles de Corneille sont au-dessus de celles de Boyer : voilà ce qui s’appelle louer ; il ne faut point tenir les vérités captives. Nous en jugerons par nos yeux et par nos oreilles.

Du bruit de Bajazet mon âme importunée[2],

fait que je veux aller à la comédie ; enfin nous en jugerons.

J’ai été à Livry ; hélas ! ma chère enfant, que je vous ai bien tenu parole, et que j’ai songé tendrement à vous ! Il y faisait très-beau, quoiquetrès-froid ; mais le soleil brillait ; tous les arbres étaient parés de perles et de cristaux : cette diversité ne déplaît point. Je me promenai fort : je fus le lendemain dîner à Pomponne : quel moyen de vous redire ce qui fut dit en cinq heures ? je ne m’y ennuyai point. M. de Pomponne sera ici dans quatre jours ; ce serait un grand chagrin pour moi si jamais j’étais obligée à lui aller parler pour vos affaires de Provence : tout de bon, il ne m’écouterait pas ; vous voyez que je fais un peu l’entendue. Mais, de bonne foi, rien n’est égal à M. d’Uzès ; c’est ce qui s’appelle les grosses cordes ; je n’ai jamais vu un homme, ni d’un meilleur esprit, ni d’un meilleur conseil : je l’attends pour vous parler de ce qu’il aura fait à Saint-Germain.

Vous me priez de vous écrire de grandes lettres ; je pense que vous devez en être contente ; je suis quelquefois épouvantée de leur immensité : ce sont toutes vos flatteries qui me donnent cette confiance. Je vous conjure de vous conserver dans ce bienheureux état, et ne passez point d’une extrémité à l’autre. De bonne foi ; prenez du temps pour vous rétablir, et ne tentez point Dieu par vos dialogues et par votre voisinage.


  1. Qui fut depuis maréchal de France. Il était fils de madame de la Baume
  2. Parodie de ce vers d’Alexandre.
    Du bruit de ses exploits mon âme importunée...
    Acte Ier. scène 2.