Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 85

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 192-194).

85. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, Vendredi 22 janvier 1672,

à dix heures du soir.

Enfin, ma fille, c’est tout ce que je puis faire que de quitter le petit coucher de mademoiselle d’Adhémar pour vous écrire. Si vous ne voulez pas être jalouse, je ne sais que vous dire : c’est la plus aimable enfant que j’aie jamais vue : elle est vive, elle est gaie, elle a de petits desseins et de petites façons qui plaisent tout a fait. J’ai été aujourd’hui chez Mademoiselle, qui m’a envoyé dire d’y aller ; Monsieur y est venu, il m’a parlé de vous, il m’a assuré que rien ne pouvait tenir votre place au bal ; il m’a dit que votre absence ne devait pas m’empêcher d’aller voir son bal ; c’est justement de quoi j’ai grande envie. Il a été fort question de la guerre, qui est enfin très-certaine. Nous attendons la résolution de la reine d’Espagne[1] ; et, quoi qu’elledise, nous voulons guerroyer : si elle est pour nous, nous fondrons sur les Hollandais ; si elle est contre nous, nous prendrons la Flandre : et quand nous aurons commencé la noise, nous ne l’apaiserons peut-être pas aisément. Cependant nos troupes marchent vers Cologne. C’est M. de Luxembourg qui doit ouvrir la scène. Il y a quelques mouvements en Allemagne.

J’ai fort causé avec M. d’Uzès : notre abbé lui a parlé de très-bonne grâce du dessein qu’il a pour l’abbé de Grignan[2] : il faut tenir cette affaire très-secrète ; c’est sur la tête de M. d’Uzès qu’elle roule ; car on ne peut obtenir de Sa Majesté les agréments nécessaires que par son moyen. On mé dit en rentrant ici que le chevalier de Grignan a la petite vérole chez M. d’Uzès : ce serait un grand malheur pour lui, un grand chagrin pour ceux qui l’aiment, et un grand embarras pour M. d’Uzès, qui serait hors d’état d’agir dans toutes les choses où l’on a besoin de lui : voilà qui serait digne de mon malheur ordinaire.

Vous me louez continuellement sur mes lettres, et je n’ose plus parler des vôtres, de peur que cela n’ait l’air de rendre louanges pour louanges ; mais encore ne faut-il pas se contraindre jusqu’à ne pas dire la vérité : vous avez des pensées et des tirades incomparables, il ne manque rien à votre style : d’Hacqueville et moi, nous étions ravisde lire certains endroits brillants ; et même dans vos narrations, l’endroit qui regarde le roi, votre colère contre Lauzun et contre l’évêque, ce sont des traits de maître : quelquefois j’en donne aussi une petite part à madame de Villars ; mais elle s’attache aux tendresses, et les larmes lui en viennent fort bien aux yeux. Ne craignez point que je montre vos lettres mal à propos ; je sais parfaitement bien ceux qui en sont dignes, et ce qu’il en faut dire ou cacher. Écoutez, ma fille, une bonté et une douceur charmante du roi votre maître ; cela redoublera bien votre zèle pour son service. Il m’est revenu de très-bon lieu que l’autre jour M. de Montausier[3] demanda une petite abbaye à Sa Majesté pour un de ses amis ; il en fut refusé, et sortit fâché de chez le roi, en disant : Il n’y a que les ministres et les maîtresses qui aient du pouvoir en ce pays. Ces paroles n’étaient pas trop bien choisies ; le roi les sut : il fit appeler M. de Montausier, lui reprocha avec douceur son emportement, le fit souvenir du peu de sujet qu’il avait de se plaindre de lui, et le lendemain il fit madame de Crussol[4] dame du palais : je vous dis que voilà des conduites de Titus : vous pouvez juger si le gouverneur a été confondu, aussi bien que l’évêque, qui vous doit sa députation. Ces manières de se venger sont bien cruelles. Le roi a raccommodé l’archevêque de Reims avec l’archevêque de Paris. Que vous dirai-je encore ? ma pauvre tante est accablée de mortelles douleurs ; cela me fait une tristesse et un devoir qui m’occupent.


  1. Anne-Marie d’Autriche, veuve de Philippe IV, roi d’Espagne, et mère de Charles II, qui ne fut déclaré majeur qu’en 1676, et dont les États étaient alors gouvernés par la reine sa mère, assistée de six conseillers nommés par le feu roi.
  2. Il parait que l’abbé de Coulanges cherchait à résigner l’abbaye de Livry en Saveur de l’abbé de Grignan.
  3. Gouverneur de Louis, dauphin de France, fils unique de Louis XIV.
  4. Fille de M. de Montausier.