Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 90

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 201-202).

90. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi au soir, 26 février 1672.

J’ai reçu la lettre que vous m’avez écrite pour M. de la Valette ; tout m’est cher de ce qui vient de vous : je lui veux faire avoir Pellisson pour rapporteur, afin de voir s’il sait bien faire le maître des requêtes ; je ne le puis croire, si je ne le vois. Cette pauvre Madame[1] est toujours à l’agonie ; c’est une chose étrange que l’état où elle est. Mais tout est en émotion dans Paris : le courrier d’Espagne est revenu ; il dit que non-seulement la reine d’Espagne se tient au traité des Pyrénées, qui est de ne point accabler ses alliés, mais qu’elle défendra les Hollandais de toute sa puissance : voilà donc la plus grande guerre du monde allumée ; et pourquoi ? C’est bien proprement les petits soufflets ; vous en souvient-il ? Nous allons attaquer la Flandre ; les Hollandais se joindront aux Espagnols ; Dieu nous garde des Suédois, des Anglais, des Allemands ; je suis assommée de cette nouvelle. Je voudrais bien que quelque ange voulût descendre du ciel pour calmer tous les esprits et faire la paix.

Notre cardinal (de Retz) est toujours malade ; je lui rends de grands soins : il vous aime toujours ; il compte que vous l’aimez aussi.

Je vous éclaircirai un peu mieux l’affaire dont vous me parlâtes l’autre jour ; mais M. le comte de Guiche ni M. de Longueville n’en sont point, ce me semble : enfin je vous en instruirai. M. de Boufflers a tué un homme après sa mort ; il était dans sa bière et en carrosse, on le menait à une lieue de Boufflers pour l’enterrer ; son curé était avec le corps. On verse ; la bière coupe le cou au pauvre curé. Hier un homme versa en revenant de Saint-Germain ; il se creva le cœur, et mourut dans le carrosse.

Madame Scarron, qui soupe ici tous les soirs, et dont la compagnie est délicieuse, s’amuse et se joue avec votre fille ; elle la trouve jolie, et point du tout laide. Cette petite appelait hier l’abbé Têtu son papa : il s’en défendit par de très bonnes raisons, et nous le crûmes. Je vous embrasse, ma très-aimable ; je vous mandai tant de choses en dernier lieu, qu’il me semble que je n’ai rien à dire aujourd’hui ; je vous assure pourtant que je ne demeurerais pas court, si je voulais vous dire tous les sentiments que j’ai pour vous.


  1. Seconde femme de Gaston, duc d’Orléans, morte le 3 avril suivant.