Lettres choisies du révérend père De Smet/ 24

La bibliothèque libre.
Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 345-353).
◄   XXIII.
XXV.  ►

XXIV


New-York, le 15 mai 1857.

Pour accomplir ma promesse, je me hâte de vous donner de mes nouvelles. Je sais d’ailleurs qu’elles vous feront plaisir et que vous les attendez avec une certaine impatience.

Nous venons d’arriver en Amérique, sains et saufs, après une traversée des plus heureuses et des plus tranquilles. Partis d’Anvers le 21 avril, nous avons abordé à New-York, le 7 du mois de Marie. Voici une idée de notre itinéraire.

La veille de notre départ, nous fûmes invités à dîner dans la famille du digne et respectable comte Le Grelle, ancien bourgmestre d’Anvers, qui désirait nous témoigner en cette occasion, comme il a fait souvent au départ de plusieurs autres missionnaires, le grand intérêt qu’il porte à nos chères missions américaines. Le jour de notre embarquement, il eut l’insigne amabilité de nous accompagner jusqu’au port. Un grand nombre de personnes et plusieurs de nos plus proches et chers parents étaient venus également sur le quai, pour nous faire les derniers adieux et nous souhaiter un heureux voyage.

On leva l’ancre entre neuf et dix heures du matin. Il faisait un temps magnifique. Le beau et grand steamer belge, le Léopold Ier, était plein de vie. Une multitude d’émigrants de l’Allemagne, de la Hollande, de la Suisse, des Belges, des Prussiens, des Français, etc., etc., s’y trouvaient casés, et s’occupaient d’une quantité de petits soins et de menus détails, pour se rendre la traversée agréable, où, comme disent les Anglais, confortable  ; les matelots, attentifs au commandement, étaient tous à leur poste.

Nous ne mîmes qu’un jour pour arriver à Southampton. Le bateau y resta jusqu’au lendemain pour recevoir des passagers anglais et irlandais. Nous étions alors plus de 620 personnes. Pendant toute cette journée, l’air résonna du chant des Allemands et des Hollandais, rassemblés sur le pont  ; plusieurs parties de danses s’exécutèrent au son de l’accordéon, du violon et de la guitare. Notre tillac ressemblait à un village flottant au temps d’une kermesse. Mais les belles choses souvent ne sont pas de longue durée, et en voici une preuve.

À peine avions-nous perdu de vue l’île de Wight, que la scène prit un aspect tout différent. Nous trouvâmes la mer dans une agitation extraordinaire. Quoique le vent fût assez modéré, et que le temps parût assez beau, le tangage secouait le navire avec la plus grande violence, nous portant tantôt sur la cime des hautes vagues, et nous précipitant ensuite comme dans un abîme, entre les eaux turbulentes et écumantes qui s’élevaient autour de nous. C’était la houle qui suit après une forte tempête, ou bien de gros vents contraires qui avaient passé peu d’heures auparavant dans notre voisinage. Ce jour-là ressemblait à un véritable temps de deuil : les chants et les danses avaient entièrement cessé  ; on ne remarquait plus la moindre animation  ; la table était presque déserte  ; la faim et la gaieté avaient disparu ensemble. On voyait çà et là des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants, à figure triste et aux yeux hagards, pâles et blêmes comme des spectres, se pencher sur le bord du navire, comme s’ils avaient eu quelque communication empressée à faire à la mer. Ceux surtout qui s’étaient le mieux traités et qui avaient regardé peut-être un peu trop profondément dans le verre avaient les visages les plus défaits et les plus allongés  ; c’étaient de vrais parchemins : fransyne gezichten. Neptune était à son poste. Cet inexorable douanier exigeait son tribut ; et bon gré mal gré, il devait être rendu jusqu’à la dernière obole. Or, remarquez-le bien, le tribut se paye en sens contraire de l’ordre du repas : on a quitté la table après s’être régalé de dessert ; eh bien, Neptune vous demande d’abord les amandes et les noisettes, les raisins et la tarte, ensuite le jambon ou la langue, puis le poulet et le rôti ; et il ne vous laisse en repos que lorsque vous lui avez donné l’assiettée entière de votre soupe.

Moi-même, quoique j’en fusse à ma onzième traversée de l’Atlantique, je ne me trouvai pas exempt de payer le tribut fatal. J’aurais voulu faire une réclamation auprès de papa Neptune ; mais tous mes efforts n’auraient abouti à rien. Je m’y suis donc soumis humblement et j’y ai passé comme le commun des mortels. Toutefois, j’en ai été quitte après un ou deux versements. L’ancien proverbe dit que les choses violentes ne durent pas ; aussi les débiteurs se remirent insensiblement de leur fatigue, et nous n’eûmes aucun décès à déplorer. Nous avions à bord un excellent docteur, M. Thémon. Il était sur pied nuit et jour, et prodiguait ses soins indistinctement à tous les malades.

La dette une fois payée, on en oublie vite l’inconvénient. Depuis ce jour, nous eûmes un temps assez favorable : les vents étaient bien un peu contraires ; mais la mer était relativement calme et tranquille, jusqu’à ce que nous arrivâmes à la distance environ de six journées du port de New-York.

J’eus la grande consolation de dire la sainte messe tous les jours dans ma cabine. Mes jeunes compagnons s’approchaient fréquemment de la sainte table, et plusieurs des émigrants eurent le même bonheur. Vous eussiez été édifié en voyant notre petit autel, proprement orné et surmonté d’une belle statuette de la sainte Vierge, environnée d’une guirlande de fleurs, que plusieurs dames hollandaises avaient ôtées de leurs chapeaux. Le dimanche, je disais la messe dans le grand salon, où plus de cent personnes pouvaient convenablement prendre place  ; plusieurs protestants avaient demandé à pouvoir y assister. On y chantait des cantiques en français, en latin, en hollandais et en allemand. C’était certainement un beau spectacle et rare sur l’Océan, bien plus accoutumé à entendre des blasphèmes que les louanges de Dieu.

Le 2 mai, dans les environs des bancs de Terre-Neuve, la mer se couvrit d’un épais brouillard. Il continua pendant quatre jours, de telle sorte que le capitaine ne parvenait à faire aucune observation. On ne pouvait rien distinguer à quelques pas du bateau. Les malheurs du Lyonnais et de l’Arctic étaient encore récents.[1] Nous étions dans un continuel danger de faire collision avec quelque voilier qui voguait sur la même route. Aussi, par précaution, le grand sifflet de la machine se fit-il entendre jour et nuit, avec ses sons les plus forts et les plus perçants, afin de donner l’alarme aux vaisseaux qui auraient pu se trouver sur notre passage. Grâce à cette précaution, nous fûmes à même de marcher avec notre vitesse ordinaire, qui était de dix à douze nœuds par heure, soit quatre lieues.

Cependant, comme nous approchions rapidement de terre et que le brouillard devenait de plus en plus intense, il semblait qu’on allait quelque peu à l’aventure  ; les observations étant demeurées impossibles, on n’était pas sans inquiétude. Nous eûmes recours au Ciel et nous dîmes ensemble le chapelet, les litanies de notre bonne Mère et des prières spéciales pour obtenir, par l’intercession des âmes du purgatoire, un ciel serein. Nos vœux parurent devoir être exaucés. Quelques heures après, les brouillards avaient disparu et nous eûmes une des plus belles soirées que l’on puisse voir sur mer : la pleine lune, se reflétant sur les ondes, brillait dans toute sa splendeur au haut du firmament étoilé et sans le moindre petit nuage. Le lendemain, le soleil se leva avec majesté. Nous vîmes un grand nombre de navires se diriger sur tous les points du compas. Enfin, tous les yeux étant tournés vers l’ouest, nous apercevons dans le lointain, au-dessus de l’horizon, comme une longue traînée de vapeurs qui s’élèvent. Les officiers braquent leur longue-vue et annoncent que ce sont les côtes tant désirées de l’Amérique. Des chants, des exclamations de joie partirent de toutes les bouches à la fois. Tous les émigrants groupés sur le tillac, saluèrent le Nouveau-Monde, autre terre promise, qui renferme leurs espérances et leur avenir. À mesure que les côtes et les objets se dessinaient plus distinctement, mes jeunes compagnons ne pouvaient rassasier leurs yeux de l’aspect de cette terre au salut de laquelle ils venaient dévouer leur vie, et dans laquelle ils seront, j’espère, des instruments de salut pour des milliers d’âmes abandonnées. Avant la fin de cette belle journée, le 7 du mois de Marie, vers les quatre heures de l’après-midi, nous nous trouvions en rade près de Staten-Island, dans le port de New-York.

Il nous restait un devoir à remplir. Au nom des voyageurs de première et de seconde classe, qui formaient plus de cent personnes, je présentai au commandant du Léopold Ier et à ses officiers un document signé par tous, et dans lequel nous leur exprimions notre reconnaissance cordiale et nos remercîments sincères pour les attentions assidues, la grande bonté et la politesse qu’ils avaient montrées à l’égard des passagers, et, en même temps, pour leur faire part de l’admiration qu’avaient provoquée en nous leurs connaissances navales dans le maniement du grand et splendide Léopold Ier. Dans tous mes voyages de mer, je n’ai pas rencontré un commandant plus capable et des officiers plus attentifs à leurs travaux. L’équipage était bien choisi et parfaitement organisé. On trouverait rarement une troupe de matelots plus tranquilles, plus laborieux, plus respectueux. Les noms de MM. Achille Michel, commandant, Juste-Guillaume Luning, premier officier, Louis Delmer, second officier, Jules Nyssens, troisième officier, Léopold Grosfils, quatrième officier, Auguste Thémon, docteur, Édouard Kremer, premier machiniste, seront toujours bien chers à nos cœurs. Notre gratitude, nos vœux et nos prières les accompagneront partout. Nous offrons aussi nos hommages reconnaissants à messieurs Posno et Spilliaerdt, d’Anvers, pour les égards qu’ils ont eus pour nous avant notre embarquement, et pour les services qu’ils ont bien voulu nous faire rendre pendant la traversée. À bord du bateau, tout s’est passé à merveille et rien n’a laissé à désirer. De tout cœur, nous souhaitons bonheur et prospérité à la grande entreprise de la Compagnie Atlantique des Bateaux à vapeur d’Anvers.

En arrivant à New-York, nos chers confrères du collège Saint-François Xavier et ceux du collège Saint-Jean à Fordham, près de la ville, nous ont fait l’accueil le plus aimable, heureux de voir l’Europe envoyer de nouveaux renforts à l’œuvre de l’apostolat américain. La vaste Amérique, si belle dans tous les traits de sa grande nature, est dans le plus pressant besoin de missionnaires zélés et fervents. Les milliers d’émigrants catholiques qui y arrivent chaque année rendent la pénurie de bons prêtres de plus en plus triste et affligeante. Ah  ! puissent les cœurs généreux de Belgique et de Hollande continuer à s’émouvoir de compassion pour tant de milliers d’âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ, et qui se trouvent privées des consolations de la religion  ! Puissent-elles ne cesser jamais d’envoyer de nouvelles phalanges de jeunes missionnaires, remplis de zèle et de ferveur  ! La moisson qui leur est préparée est immense  ; les vastes champs du père de famille n’attendent que les bras vigoureux des moissonneurs. Nul pays au monde n’offre un plus grand avenir. Quel bonheur, s’il parvient à reconnaître et à accepter la véritable Église, qui seule peut rendre l’homme heureux ici-bas et lui procurer une éternité de délices pour lesquelles il a été créé et racheté  !

Le temps presse, je dois finir. Veuillez me rappeler aux bons souvenirs de nos amis  ; continuez de prier pour moi et acceptez, je vous prie, mes hommages de respect et de gratitude.

Agréez etc.

P. J. De Smet, S. J.
  1. Deux bateaux à vapeur qui en 1856 firent naufrage sur les côtes de Terre-Neuve et perdirent un grand nombre de leurs passagers. (Note de la présente édition.)