Lettres choisies du révérend père De Smet/ 6

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Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 51-60).
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VI


Université de Saint-Louis.
Mon Révérend Père,

Voici une brève notice biographique sur notre compatriote le R. P. Elet, de la Compagnie de Jésus. Ce religieux a fait beaucoup de bien en Amérique, et sa mémoire y est en bénédiction.

Jean-Antoine Elet naquit en Belgique, à Saint-Amand, dans la province d’Anvers, le 19 février 1802. Après avoir fait ses premières études au collège de Malines, avec beaucoup de distinction, sous la direction du vénérable M. Verloo, il entra au grand séminaire de la même ville. Ces deux établissements, qui ont donné tant d’hommes instruits à notre pays, ont toujours été chers à son cœur : jusqu’à sa mort, c’était pour lui un sujet de vrai bonheur que d’en apprendre des nouvelles et d’en parler.

À l’âge de dix-neuf ans, il prit la généreuse résolution de quitter sa patrie, pour se dévouer aux missions abandonnées de l’Amérique du Nord. Il s’embarqua, en 1821, sous la conduite de M. Nerinckx, l’apôtre du Kentucky,[1] et le 6 octobre de la même année, il commença son noviciat au Maryland. Avant la fin de ses deux années d’épreuve, il fut envoyé au Missouri avec plusieurs Pères, quelques frères lais et des novices, tous Belges, à l’exception d’un frère américain. Il s’agissait d’établir une mission au centre des anciennes colonies françaises, en faveur des populations nouvelles d’Américains et des tribus errantes de sauvages, répandues sur ce vaste territoire.

Le R. P. Elet acheva ses études de philosophie et de théologie sous les RR. PP. Van Quicken-borne, né à Peteghem lez-Deynze,[2] et de Theux, né à Liège[3]et fut ordonné prêtre en 1827 par Mgr Rosati, évêque de Saint-Louis.

Il eut la consolation de voir la mission du Missouri, si petite et si faible d’abord, s’ériger en vice-province, s’étendre dans l’Ohio, le Kentucky, le pays des Illinois, la Louisiane, le Grand Territoire Indien, aujourd’hui le Kansas et le Nébraska, et jeter, au delà des montagnes Rocheuses, dans les territoires de l’Orégon, de Washington et dans la Californie, le noyau d’une nouvelle mission, qui promet d’égaler bientôt les plus florissantes. Il avait lui-même beaucoup contribué à ces succès.

Le P. Elet fut l’un des premiers fondateurs de l’université de Saint-Louis, dont il occupa la charge de recteur pendant plusieurs années.

En 1840, il partit pour Cincinnati, capitale de l’Ohio, et prit la direction du collège Saint-François Xavier, que Mgr Purcell (aujourd’hui, archevêque) venait de confier à la Compagnie de Jésus. Le P. Elet y fit bâtir, en outre, une école libre, assez vaste pour admettre quatre à cinq cents enfants pauvres.

Mgr Flaget[4] fut le premier et longtemps le seul évêque dans toute l’immense vallée du Mississipi : elle s’étend depuis la partie occidentale des monts Alleghanys jusqu’à la partie orientale des montagnes Rocheuses. Il invita les Jésuites à venir au Kentucky, et leur offrit, par l’intermédiaire de son coadjuteur et successeur Mgr Spalding, le beau collège Saint-Joseph de Bardstown, situé à treize lieues de Louisville. C’est une des maisons d’éducation les plus anciennes et les plus renommées de la grande Confédération américaine  ; elle a produit plusieurs évêques illustres et un grand nombre d’hommes éminents dans le clergé et dans l’État. L’offre de l’évêque fut acceptée. Le P. Elet était alors vice-provincial. Il ouvrit, peu de temps après, un nouvel établissement à Louis-ville.

Ce fut pendant son provincialat qu’il perdit son frère, le R. P. Charles-Louis Elet, qui était venu en Amérique en 1848. Il mourut au collège Saint-Joseph, le 23 mars 1849, à l’âge de 37 ans. Cette mort faisait perdre au Père Jean non-seulement un frère, mais un prêtre zélé, à la fleur de l’âge, et dont on pouvait attendre d’éminents services. Soif frère avait laissé en Belgique le souvenir d’une vie exemplaire et toute consacrée au bien du prochain ; pendant son court séjour en Amérique, il avait été un modèle de religieux fervent et charitable. Une mort sainte couronna une vie si édifiante. L’évêque de Louisville, qui avait visité le Père Charles à ses derniers moments, annonça sa mort au R. P. provincial, par une lettre aussi honorable pour celui qui l’a écrite que pour le pieux défunt dont elle déplore la perte. En voici la traduction :

Bardstown, 23 mars 1849.
« Mon cher Père Elet,

« Permettez-moi d’unir ma voix à celle de tant d’autres pour vous exprimer la part que je prends

à un événement que vous apprendrez sans doute par le courrier d’aujourd’hui : c’est la mort de votre très-saint et très-aimable frère.

« La Providence a permis que je me trouvasse ici, à ce moment. J’ai eu le bonheur de le visiter deux fois. À cette occasion, je lui donnai, de tout mon cœur, ma bénédiction épiscopale. Il baisa pieusement ma croix pectorale, qui contient les reliques de la Sainte Croix. Il m’a édifié au delà de ce que je puis dire, par sa douce tranquillité au milieu de la plus pénible agonie. Il donnait toutes les marques d’un élu de Dieu  ; et si Dieu l’a plus aimé que vous ne l’avez aimé vous-même, abandonnez-le volontiers entre les mains du Père céleste. N’est-il pas mieux pour vous d’avoir un frère dans le ciel que d’en avoir un sur la terre  ?…

« J’espère assister à ses funérailles et j’offrirai le saint sacrifice pour le repos de son âme.

« Au milieu de l’affliction que cause ce triste et mystérieux décret de la Providence, j’ai lieu de me réjouir de ce que le Kentucky possède le trésor des restes mortels de votre bon frère.

« Déplorant très-sincèrement la perte que vous venez de faire, je suis, etc.

«  M. J. Spalding, évêque, etc.  »

Le R. P. Jean-Antoine Elet ne survécut pas longtemps à son digne frère. Il n’avait jamais joui d’une santé robuste  ; ajoutez-y environ trente ans passés en Amérique, dans des travaux continuels… Jeune encore, il montrait les symptômes d’une espèce de phthisie  ; ils se manifestèrent de nouveau, d’une façon plus alarmante, vers la fin de 1850, pendant un voyage qu’il fit en Louisiane, pour des affaires de la Compagnie. Il continua toutefois à remplir sa charge de vice-provincial jusque vers le milieu de l’année suivante, époque où il se retira au noviciat de Saint-Stanislas pour se préparer à la mort. Il la vit approcher rapidement  ; mais, loin de la craindre, il la désirait de tout son cœur. Non qu’il voulût être délivré de ses souffrances  ; mais parce que son amour pour Jésus-Christ lui faisait souhaiter de s’unir au divin Sauveur. Sa piété, qui avait toujours été éminente, prit un élan nouveau, et, comme au soir d’un beau jour, elle jeta les brillants reflets des vertus qu’il avait pratiquées durant sa vie. Quelques jours avant de mourir, quoiqu’il pût à peine se tenir debout, il se traîna une dernière fois à la chapelle domestique et y resta, pendant un temps considérable, prosterné devant l’autel dans une adoration profonde. Le 1er octobre, veille de la fête des saints Anges, au moment où on lui porta le saint Viatique et qu’on prononça ces paroles : Domine non sum dignus, on l’entendit répéter distinctement : Non sum dignus, Domine, non sum dignus. (Je ne suis pas digne, Seigneur  ; je ne suis pas digne.)  » — À une prière qu’on lui fit en l’honneur de l’immaculée Conception de Marie, il ajouta à haute voix ces paroles : — « Credo, credo, Domine Jesu. (Je crois, je crois, Seigneur Jésus.) » — Il exprima ensuite un vif désir de quitter la terre le jour de la fête des saints Anges. Dieu, dont il avait si fidèlement rempli la volonté, se plut à exaucer les désirs de son serviteur. Le lendemain, vers minuit, comme on voulait lui donner la dernière absolution : — « dit-il, c’est le moment.  » — Quelques instants après, on récita une belle prière de saint Charles Borromée. Arrivé à l’endroit de cette oraison où le saint avoue «  qu’il a péché, mais qu’il n’a jamais renié le Père, le Fils et le Saint-Esprit,   » le P. Elet s’écria avec effort : — «  Jamais, jamais  !   » Après avoir embrassé pour la dernière fois le crucifix avec une dévotion affectueuse, à minuit précis, pendant qu’on renouvelait l’absolution, il expira paisiblement, comme quelqu’un qui s’endort d’un doux sommeil.

Le R. P. Elet avait eu une dévotion toute particulière aux saints Anges. Chaque année, pendant son rectorat, le jour de la fête des saints Anges, il demandait à tous les Pères d’offrir la messe en leur honneur, afin d’obtenir une protection spéciale pour la maison. Il avait aussi introduit en plusieurs endroits la dévotion au Sacré Cœur de Jésus et la pratique qui s’observe le premier vendredi de chaque mois, de recevoir la sainte communion et de faire au Sacré Cœur un acte d’amende honorable qu’un prêtre récitait à haute voix devant l’autel  ; le service finissait par la bénédiction du très-saint Sacrement. On a remarqué qu’il expira précisément à l’heure où se terminait la fête des saints Anges et commençait le premier vendredi du mois.

Le R. P. Jean-Antoine Elet, aimé et respecté partout où il avait été connu, fut universellement regretté après sa mort. Aux États-Unis, où les ouvriers évangéliques sont si peu nombreux,[5] la mort de tout bon prêtre laisse un sensible vide dans les rangs. La perte du P. Elet plongerait bien des catholiques dans un abattement complet, si l’on ne pouvait espérer que, du haut du Ciel, il intercédera pour la malheureuse Amérique, bien plus puissamment qu’il ne l’aurait pu faire au milieu de nous.

P. J. De Smet, S. J.
  1. Nous avons donné une notice biographique de ce prêtre belge si distingué, dans le livre : Voyages aux Montagnes Rocheuses, par le R. P. J. De Smet, page XIII. Édition Devaux et Cie. Bruxelles, 26, rue Saint-Jean, 1873. (Note de la, présente édition.)
  2. Le R. P. Van Quickenborne est mort au Portage des Sioux (Missouri), en 1837, après vingt années de travaux : ce fut une grande perte pour les missions que la Compagnie de Jésus avait entreprises parmi les sauvages. Ce Père était en Amérique depuis 1817. (Note de la présente édition.)
  3. Le R. P. de Theux naquit le 25 janvier 1789. Étant déjà prêtre, il partit pour l’Amérique le 15 avril 1816. Le 7 août suivant, il entra au noviciat des Jésuites à Whitemarsh (Maryland). Il mourut à Saint-Charles (Missouri), le 28 février 1846, et fut enterré à Saint-Stanislas, près Florissant. Il était frère de feu M. le comte de Theux, ministre d’État, chef du cabinet, et l’un des hommes politiques les plus honorables et les plus distingués qu’ait produits la Belgique. (Note de la présente édition)
  4. Parmi les pieux et savants évêques qui ont été la gloire de l’Église aux États-Unis, il n’en est aucun qui se soit distingué davantage, par ses travaux et la sainteté de sa vie, que Mgr Benoît Joseph Flaget. Né le 7 novembre 1763 à Contournât, petit village de l’Auvergne, il eut bientôt le malheur de devenir orphelin : son père et sa mère moururent avant que Benoît eût atteint l’âge de trois ans. Un de ses oncles, excellent chrétien, prit soin de l’éducation du pauvre petit. Une vive piété se développa en lui et le porta vers le service des saints autels. Benoît entra au séminaire sulpicien de Clermont, fut ordonné prêtre quelques années après, et admis ensuite dans la congrégation de Saint-Sulpice. La révolution française venait d’éclater  ; il s’offrit à Mgr Carroll et s’embarqua pour l’Amérique. Il y arriva le 7 novembre 1793, à Philadelphie. Sa première mission fut à Vincennes (Indiana), une des plus anciennes colonies françaises, dans l’ouest. Il en fut rappelé en 1795, et appliqué à l’enseignement dans le collège de Georgetown. Un peu plus tard, on l’envoya à la Havane, où devait s’ouvrir un collège de Saint-Sulpice  ; il revint ensuite à Baltimore, et se disposait à devenir trappiste, lorsque Mgr Carroll le proposa au Pape pour le siège de Bardstown, dans le Kentucky. En dépit de la résistance que lui fit opposer à cette nomination sa modestie profonde, il fut consacré évêque, le 4 novembre 1810. Déjà, il est vrai, de zélés missionnaires s’étaient employés avec ardeur à défricher le champ nouvellement confié à ses soins, mais que de travaux importants restaient à faire  ! Ceux que réalisa la piété de l’évêque Flaget subsistent encore aujourd’hui. Sa soumission et son dévouement au Saint-Siège étaient sans bornes. Les préoccupations de son zèle et sa sollicitude apostolique s’étendirent même à la Nouvelle-Orléans et à Saint-Louis  ; grâce à ses instances, un évêché fut créé dans la dernière de ces deux villes. Il établit un Séminaire dans son diocèse, et secondé par des prêtres tels que David, Nerinckx, Elder et Byrne, des apôtres comme les dominicains et les jésuites, il eut la consolation de voir les institutions religieuses surgir comme par enchantement pour subvenir aux besoins pressants de son troupeau. Il assista, en 1829, au premier concile provincial de Baltimore, et se démit de son siège en 1832, avec l’agrément de la cour de Rome. En 1819, il avait reçu pour coadjuteur Mgr l’évêque David, mais celui-ci vint lui-même à résigner son office. Mgr Flaget fut réintégré dans la charge épiscopale. En 1834, Mgr Chabrat devint coadjuteur. Ce fut alors seulement que, pour la première fois, l’évêque Flaget put se rendre à Rome. Grégoire XVI le reçut avec la plus affectueuse estime et lui recommanda de visiter le nord de l’Italie et la France pour y faire connaître et apprécier de plus en plus l’œuvre de la Propagation de la Foi. La vie du saint évêque était on ne peut plus édifiante. Ses prières semblent avoir été favorisées souvent de grâces extraordinaires. Toujours est-il que les guérisons qu’on leur attribuait donnaient du relief à la male éloquence du prélat et à sa réputation de haute vertu. Revenu au Kentucky, il reprit ses rudes travaux, en voyant autour de lui ses anciens amis succomber à leur tâche. Le siège de Bardstown fut vers cette époque transféré à Louisville. Mgr Chabrat résigna son office de coadjuteur et céda sa place à Mgr Spalding. Celui-ci devint plus tard archevêque de Baltimore, où il mourut le 7 février 1872. Enfin Mgr Flaget se sentit ployer sous le poids du grand âge. Il fut forcé de ralentir ses travaux  ; une courte maladie précéda sa mort précieuse qui arriva le 4 février 1850. Il finit comme il avait vécu, c’est-à-dire en saint. Le dernier jour de son existence fut peut-être le plus intéressant et le plus instructif de sa longue carrière : aussi à Louisville le souvenir ne s’en perdra jamais. (Note de la présente édition.)
  5. L’Église catholique compte actuellement aux États-Unis un cardinal-archevêque, dix archevêques, cinquante-six évêques, plus de quatre mille prêtres, et quatre mille six cents églises. (Note de la présente édition.)