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Lettres d’Helvétius/Lettre V

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Lettres d’Helvétius
Œuvres complètes d’HelvétiusP. Didottome 14 (p. 17-20).

Pour moi, j’en accepte l’augure,
Heureux de voir l’auteur de la peinture
Dans le modele du tableau.

Je suis, avec une extrême considération et le plus inviolable attachement, etc. etc.,

LEFEBVRE

LETTRE V.
Helvétius a M. Le Marquis de ***.

J’ai reçu, monsieur, en arrivant dans ma terre, les nouveaux ouvrages sur l’agriculture que vous m’adressez. Les observations qu’ils renferment sont sans doute très bonnes comme recueil d’observation physiques ; mais si on les regarde homme d’une utilité prochaine à la France, on se trompe. Il faut, avant d’en profiter, que le paysan sache lire ; et pour apprendre à lire il faut qu’il soit plus riche. Il faut même qu’il soit en état de faire des expériences, et d’acheter de nouveaux outils. Le peut-il ? S’il en a les moyens, sa routine et ses préjugés lui permettront-ils ces tentatives ?

Sera-ce donc les propriétaires eux-mêmes qui profiteront de ces observations ? Mais les propriétaires riches et en état de faire des expériences sur leur terrain demeurent tous à Paris, s’occupent d’autres emplois, et peu d’agriculture. S’ils habitent la campagne, c’est pour peu de temps ; c’est plutôt pour pressurer la bourse de leurs fermiers que pour les encourager. Il faut vivre à Paris. On a des enfants à placer, des protecteurs à cultiver. C’est donc la forme du gouvernement qui s’oppose à ce que les propriétaires riches restent à la campagne. Quant aux propriétaires mal aisés qui sont obligés de s’y fixer, ils sont dans le cas du paysan.

Il faut donc commencer tout le traité de l’agriculture par un traité de finance et de gouvernement pour rendre plus riche l’habitant de la campagne. Qu’il soit de son intérêt d’être industrieux, et laissez faire cet intérêt ; vous pouvez être sûr qu’il cultivera bien les terres. C’est alors que les lumieres des physiciens pourront être utiles aux agriculteurs. Si l’on ne commence pas par mettre les habitants de la campagne à leur aise, et que les propriétaires riches n’aient point d’intérêt d’habiter leurs terres, je regarde alors tout ce qu’on dira sur l’agriculture comme inutile. C’est comme un homme qui feroit une très belle machine, mais qui, lorsqu’elle seroit faite, ne pourroit agir, faute d’eau pour la faire mouvoir.

Il est toujours bon cependant que les esprits se tournent vers ce but d’utilité publique et de première nécessité. A force d’en parler et de s’en occuper, il peut venir dans la fantaisie d’un ministre d’y penser aussi. Et pourquoi cette fantaisie-là ne lui viendroit-elle elle pas comme une autre ? Alors, en remontant aux vrais principes qui seroient la base de l’agriculture, les observations recueillies sur ce sujet trouveroient leur place, et seroient utiles aux expériences.