Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 33

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Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 62-67).

33. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Palma de Mallorca, 14 décembre 1838.


Chère amie,

Vous devez me trouver bien paresseuse, moi, je me plaindrais aussi de la rareté de vos lettres, si je ne savais comment vont les choses ici. Vous ne vous en doutez guère, vous autres ! Ce bon Manoël qui se figurait qu’en sept jours on pouvait correspondre avec Paris !

D’abord, sachez que le bateau à vapeur de Palma à Barcelone a pour principal objet le commerce des cochons. Les passagers sont en seconde ligne. Le courrier ne compte pas. Qu’importe aux Majorquins les nouvelles de la politique ou des beaux-arts ? Le cochon est la grande, la seule affaire de leur vie. Le paquebot est censé partir toutes les semaines ; mais il ne part en réalité que quand le temps est parfaitement serein et la mer unie comme une glace. Le plus léger coup de vent le fait rentrer au port, même lorsqu’on est à moitié route. Pourquoi ? Ce n’est pas que le bateau ne soit bon et la navigation sûre. C’est que le cochon a l’estomac délicat, il craint le mal de mer. Or, si un cochon meurt en route, l’équipage est en deuil et donne au diable journaux, passagers, lettres, paquets et le reste… Voilà donc plus de quinze jours que le bateau est dans le port ; peut-être partira-t-il demain ! Voilà vingt-cinq jours et plus que Spiridion voyage ; mais j’ignore si Buloz l’a reçu. J’ignore s’il le recevra.

Il y a encore d’autres raisons de retard que je ne vous dis pas parce que toute réflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire à Buloz. Je vous prie même de lui parler à ce sujet ; car il doit être dans les transes, dans la terreur, dans le désespoir ! Spiridion doit être interrompu depuis un siècle ; à cela je ne puis rien. J’ai pesté contre le pays, contre le temps, contre la coutume, contre les cochons. J’ai un peu pesté contre ce cher Manoël, qui m’a dépeint ce pays comme si libre, si abordable, si hospitalier. Mais à quoi bon les plaintes et les murmures contre les ennemis naturels et inévitables de la vie ? Ici, c’est une chose ; là, une autre ; partout, il y a à souffrir.

Ce qu’il y a vraiment de beau ici, c’est le ciel, les montagnes, la bonne santé de Maurice et le radoucissement de Solange. Le bon Chopin n’est pas aussi brillant de santé ! Après avoir très bien, trop bien peut-être supporté les grandes fatigues du voyage, au bout de quelques jours la force nerveuse qui le soutenait est tombée et il a été extrêmement abattu et souffreteux. Mais il revient sur l’eau de jour en jour et j’espère qu’il sera mieux qu’auparavant. Je le soigne comme mon enfant. C’est un ange de douceur et de bonté ![1] Son piano lui manque beaucoup. Nous en avons enfin reçu des nouvelles aujourd’hui. Il est parti de Marseille et nous l’aurons peut-être dans une quinzaine de jours.

Mon Dieu, que la vie physique est rude, difficile et misérable ici ! C’est au delà de ce qu’on peut imaginer. On manque de tout, on ne trouve rien à louer, rien à acheter. Il faut commander des matelas, acheter des draps, serviettes, casseroles, etc. tout absolument.

J’ai, par un coup du sort, trouvé à acheter un mobilier propre, charmant pour le pays, mais dont un paysan de chez nous ne voudrait pas. Il a fallu se donner des peines inouïes pour avoir un poële, du bois, du linge, que sais-je ? depuis un mois que je me crois installée je suis toujours à la veille de l’être.

Ici, une charrette met cinq heures pour faire trois lieues : jugez du reste ! Il faut deux mois pour confectionner une paire de pincettes, Il n’y a pas d’exagération dans ce que je vous dis. Devinez sur ce pays tout ce qu’on ne vous dit pas ! Moi, je m’en moque ; mais j’en ai un peu souffert dans la crainte de voir mes enfants en souffrir beaucoup.

Heureusement mon ambulance va bien.[2] Demain, nous partons pour la chartreuse de Valdemosa, la plus poétique résidence de la terre. Nous y passerons l’hiver, qui commence à peine et qui va bientôt finir. Voilà le seul bonheur de cette contrée. Je n’ai de ma vie rencontré une nature aussi délicieuse que celle de Majorque. […] J’écrirai à Leroux de la Chartreuse, à tête reposée. Si vous saviez ce que j’ai à faire ! Je fais presque la cuisine.[3] Ici, autre agrément, on ne peut se faire servir. Le domestique est une brute : dévôt, paresseux et gourmand ; un véritable fils de moine (je crois qu’ils le sont tous). Il en faudrait dix pour faire l’ouvrage que vous fait votre brave Marie. Heureusement, la femme de chambre que j’ai amenée de Paris est très dévouée et se résigne à faire de gros ouvrages ; mais elle n’est pas forte, et il faut que je l’aide. En outre, tout coûte très cher et la nourriture est difficile quand l’estomac ne supporte ni l’huile rance, ni la graisse de porc. Je commence à m’y faire ; mais Chopin est malade toutes les fois que nous ne lui préparons pas nous-mêmes ses aliments. Enfin, notre voyage ici est, sous beaucoup de rapports, un fiasco épouvantable.[4]

Mais nous y sommes… Nous ne pourrions en sortir sans nous exposer à la mauvaise saison et sans faire coup sur coup de nouvelles dépenses. Et puis j’ai mis beaucoup de courage et de persévérance à me caser ici. Si la providence ne me maltraite pas trop, il est à croire que le plus difficile est fait et que nous allons recueillir le fruit de nos peines. Le printemps sera délicieux, Maurice recouvrera une belle santé ; il se flatte d’avoir un jour des mollets ; moi je travaillerai et j’instruirai mes enfants, dont heureusement les leçons, jusqu’ici, n’ont pas trop souffert. Ils sont très studieux avec moi. Solange est presque toujours charmante depuis qu’elle a eu le mal de mer ; Maurice prétend qu’elle a rendu tout son venin.

Nous sommes si différents de la plupart des gens et des choses qui nous entourent que nous nous faisons l’effet d’une pauvre colonie émigrée qui dispute son existence à une race malveillante ou stupide. Nos liens de famille en sont plus étroitement serrés, et nous nous pressons les uns contre les autres avec plus d’affection et de bonheur intime. De quoi peut on se plaindre quand le cœur vit ?[5] Nous en sentons plus vivement aussi les bonnes et chères amitiés absentes. Combien votre douce intimité et votre coin de feu fraternel nous semblent précieux de loin ! autant que de près, c’est tout dire.

Adieu, bien chère Amie ; embrassez pour moi votre bon Manoël et dites à nos braves amis tout ce qu’il y a de plus tendre.

  1. Il faut rapprocher ces mots que l’on sent jaillis du cœur de ce que George Sand écrivit plus tard à propos de Chopin à Majorque dans l’Histoire de ma vie : « Le pauvre grand artiste, y lit-on, était un malade détestable ». Déclaration faite après coup pour — la chose est certaine — donner quelque excuse à la cruelle rupture. À ce propos, permettons-nous de faire remarquer combien certains excellents historiographes tirent parfois peu parti des documents originaux qu’ils ont été souvent les premiers à avoir la faveur de consulter. Ainsi Mme Wladimir Karénine, après avoir cité les lignes où la romancière parle du caractère angélique de Chopin, n’en abonde pas moins, dans le même volume, dans le sens de la thèse du malade détestable.
  2. Chopin était donc rétabli, ou du moins semblait l’être, au moment de son arrivée à Valdemosa.
  3. Non, c’était Amélie, la femme de chambre, qui cuisinait, mais elle le faisait en maugréant et George Sand était réellement surchargée de soucis et de besogne.
  4. Cette phrase, séparée de son contexte, a fait dire que des dissensions avaient éclaté à Majorque entre les deux amants. La lecture de l’ensemble de la lettre prouve que George fait ici uniquement allusion à des difficultés d’ordre matériel.
  5. Et cela vient corroborer notre réflexion de la note précédente.