Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 35

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Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 70-72).

35. — La comtesse d’Agoult au major Pictet à Genève.

Florence 10 janvier [1839]

[…] À propos, le pauvre Mallefille ! le voilà au lit, malade de vanité rentrée, à tout jamais sabusé, sillusionné, senchanté et tous les dés du monde.

Devinez-vous pourquoi ? Oh ! mais c’est une histoire impayable ! pourvu que vous ne la sachiez déjà ! Je reprends, comme Petit Jean, au déluge. Il y a dix-huit mois lorsque j’étais à Nohant (immédiatement après les Lettres à Marcie) passe en Berry, Bocage, l’acteur de la Porte Saint-Martin, honnête créature un peu bossue et passablement bête, au demeurant l’amant le plus ridicule de France à se donner. Cette idée sourit à George ; elle prend Bocage… Mais, par suite de cette honnêteté dont je vous parlais, l’acteur veut garder des ménagements, tenir la liaison secrète et ne venir à Nohant que lorsque les prétextes seront plausibles. Voilà que l’absence paraît trop longue à George, le secret trop lourd, et qu’elle quitte le bossu pour le borgne, l’acteur pour le dramaturge, Bocage pour Mallefille ! On installe le susdit Mallefille en qualité de précepteur des mioches ; pour l’amour du grec, on l’embrasse. Puis la fantaisie prend à George de venir s’amuser à Paris. Mallefille reste à Nohant, pour mettre de l’ordre dans des affaires de fermier ; et pendant ce temps George s’empare du tendre, rêveur et mélancolique Chopin. Mallefille arrive ; on ne lui dit rien ; on lui fait publier dans la Gazette musicale une ballade en l’honneur de Chopin… Enfin, je ne sais par quelle inspiration du démon, il conçoit des soupçons et va faire le guet à la porte de Chopin, où George se rendait toutes les nuits… Ici le dramaturge devient dramatique ; il crie, il hurle, il est féroce, il veut tuer. L’ami Grzymala se jette entre les illustres rivaux, on calme Mallefille, et George décampe avec Chopin pour filer le parfait amour à l’ombre des myrtes de Palma ! Convenez que voici une histoire bien autrement jolie que celles qu’on invente !

Ne pensez pas néanmoins que je ne sois frappée que par le côté plaisant de tout cela. Le plus souvent, lorsque ma pensée se reporte sur George, c’est avec une tendresse pleine d’affliction et d’amertume. Cette intelligence si élevée, ce cœur qui pouvait être si noble, se galvaudent, s’abaissent ainsi à la plus misérable vie d’intrigues. Cela fait mal. Serait-il donc vrai que l’énergie et le génie ne sont point à leur place dans une femme, et ne peuvent que l’égarer ? […]