Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 45

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Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 96-97).


45. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

de Marseille.
[12 mars 1839]

Merci, mon âme, de toutes tes démarches. Des procédés aussi juifs m’étonnent de la part de Pleyel. Mais puisqu’il en est ainsi, remets-lui cette lettre, je te prie, à moins qu’il n’accepte la Ballade et les Polonaises sans difficulté. Si non, veuille porter la Ballade à Schlesinger dès que Probst t’aura versé les 500 francs. Pour faire tant que de traiter avec des Juifs, que ce soit au moins avec des Juifs orthodoxes.

Probst me flouerait plus encore, c’est un oiseau bien difficile à apprivoiser. Schlesinger m’a toujours dupé, il n’a pas mal gagné grâce à moi et ne refusera pas de nouveaux profits. Seulement procède avec politesse avec lui car ce Juif veut passer pour quelqu’un. Donc si Pleyel fait la moindre difficulté, va chez Sch[esinger] et dis-lui que je lui donne pour la France et l’Angleterre la Ballade pour 800 francs (car il n’en donnerait pas mille) et pour 1500 francs les Polonaises pour l’Allemagne, l’Angleterre et la France. S’il n’accepte pas, je veux bien les lui laisser pour 1400, pour 1300 ou même 1200 francs. Si d’autre part, Schlesinger (mis probablement au courant par Probst) te parle des Préludes et de Pleyel, dis-lui qu’ils lui étaient promis depuis longtemps car, avant mon départ, il avait demandé comme une faveur à pouvoir les éditer. Et c’est vrai.

Vois-tu, mon âme : Pour Pleyel, je romprais avec Schlesinger mais pour Probst je ne le ferais pas. Peu m’importe que Schlesinger vende à Probst mes manuscrits plus cher que celui-ci ne les payerait à moi-même. Si Probst les paie cher à Schlesinger, c’est la preuve qu’il m’exploite quand il me paie peu. Je me sens mieux de jour en jour mais, comme mon médecin ne me permet pas de quitter le midi avant l’été, paie ces 50 francs au concierge que j’approuve entièrement. J’ai reçu les Dziady[1] hier. Quant au gantier et au petit tailleur, ils peuvent attendre, les imbéciles. Que sont devenus mes papiers ! Tu laisseras mes lettres dans le secrétaire et mettras mes notes chez Jeannot ou chez toi. Il y a aussi des lettres dans le tiroir de la petite table de l’antichambre. Ne laisse pas ce tiroir ouvert. Tu fermeras la lettre pour Schlesinger et Schlesinger lui-même avec du pain à cacheter.

Écris souvent
Tonxxxx
Ch.xxxx


Embrasse Jeannot.

  1. Il ne faut pas — on l’a fait trop souvent — traduire par « Les Ancêtres » le titre du grand poème dramatique d’Adam Mickiewicz, car il s’agit des âmes des aïeux. Nous conservons donc ici le titre original de cette œuvre admirable évocation d’une coutume païenne qu’observe encore le paysan polonais quand il appelle à lui les âmes des ancêtres pour leur faire des offrandes.