Lettres de Jules Laforgue/004

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 20-22).
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IV

À SA SŒUR

[22] nov. 81, mardi matin.
Ma chère Marie,

Je n’ai pas encore reçu de lettre de toi.

Avez-vous écrit à Émile ? sait-il ?

Ma pauvre Marie, comme je m’ennuie, moi qui dois avoir le plus de courage ! J’ai si peur que tu ne sois tombée malade de tout cela. Écris-moi, écris-moi. Si tu savais quelle journée je passe ! dire que je ne reverrai plus mon père !

Quels projets ont Pascal et la cousine, et Ernest ? Qu’allons-nous faire ? Comment allons-nous vivre ? Tu sais que je ne sais rien des affaires de papa. J’ai entendu nommer M. Carbonnel, mais je n’en sais pas davantage. Comment va-t-on s’arranger ? qu’on m’écrive.

Oh ! n’aie pas peur, ce n’est pas le courage qui me manque. S’il ne s’agit que de gagner de l’argent. J’en gagnerai, tu le vois déjà, et ma vie entière ne sera qu’un dévouement, à mes frères et sœurs. Je ferai tout, tout. Mais s’il est une chose dont je sois absolument incapable, c’est de prendre connaissance de notre situation pécuniaire et de l’administrer. Et qui le fera, Pascal ? ma tante ? Charles ?…

Ma chère Marie, écris-moi, donne-moi des détails sur les derniers jours et derniers moments de notre père. Dis-moi comment tu vas. Comment sont les enfants.

Comme je voudrais être à Tarbes ! je me ronge de rester à Paris, et de ne pouvoir rien et de ne rien savoir. Écris-moi !

Comment vivez-vous en ce moment-ci ? Qui est à la maison ? Quels sont les projets de Pascal et de la cousine ? Écris-moi, dis-moi tout, confie-moi tout. Il faut que je sache tout. Ah ! pourquoi n’ai-je pas encore une lettre de toi ? Que signifie tout cela ? Ah ! si tu tombais malade !

Je n’ai pas encore reçu d’Allemagne l’ordre de partir. J’ai probablement encore huit ou dix jours. Et je ne puis aller à Tarbes encore, il faut que j’attende. Écris-moi.

Ma pauvre Marie, console-toi, résigne-toi, soigne-toi. Tu le vois, j’ai des protections, je vais gagner largement ma vie, je vais m’occuper de Charles et d’Adrien. Et avant longtemps nous vivrons ensemble, et je te ferai une existence heureuse, si du moins il en peut être une pour toi. Soigne-toi surtout ! Je t’ai dit que si tu mourais, je ne te survivrais pas, rien ne me retiendrait, ni l’avenir de mes autres frères et sœurs, ni mes ambitions, rien.

Comme je voudrais être à Tarbes !

J’ai tant peur que la mort de notre père ne t’aie donné un coup. Je veux espérer que, le soignant à chaque heure, tu devais être peut-être préparée à cette fin. Soigne-toi. Je te rendrai heureuse, non seulement en te comblant de tout, mais encore en rendant heureux mes frères et sœurs.

Mais écris-moi, écris-moi. Comment se fait-il que je n’aie pas une lettre de toi ?

Combien de jours faut-il que je passe encore dans ces angoisses ?

Écris-moi, écris-moi une lettre chaque jour, et je t’écrirai chaque jour d’ici à mon départ. Adieu, soigne-toi, et espère ; tout ce que tu pourras espérer, je le réaliserai.

Je t’embrasse,

Jules.