Lettres de Jules Laforgue/006

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 25-26).
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VI

À M. CHARLES HENRY

Château de Coblentz, mercredi
[30 novembre 1881].
Cher Henry,

Série d’éblouissements. Arrivée hier au soir à 11 heures. Ce matin à 11 heures, présenté à l’Impératrice. Ce soir, fait une lecture à 8 1/2 de la Revue des Deux Mondes. Ouf !

Je suis très correct, pas de timidités. J’évolue parfaitement, souplement, cela tient à ce que je ne sais pas un mot d’allemand[1]. Je suis superbement logé, exquisement nourri de fadeurs multiples. J’ai déjà un ami, le docteur de la Reine. Dîné avec lui ce soir. Pas sorti dans la ville.

Nous partons demain matin à 9 heures pour Berlin. Il est 1 heure et je n’ai pas encore fait ma malle.

Des valets, des lumières, de larges escaliers blancs, des glaces. — Des glaces, de larges escaliers blancs, des lumières, des valets. Je n’ai pas encore eu un moment pour réfléchir. C’est heureux ; sans cela j’aurais des affolements charmants !

À une autre lettre des détails.

Jules Laforgue, près de S. M. l’Impératrice-Reine, Prinzessinen Palais, Berlin.

Une poignée de main, un bonjour, un air penché, une « intonation » et un sourire à Madame Mullezer[2] dont le salon me manque. J’en ai le cœur gros. Je l’aime tant.

À bientôt.

Je serre la main à M. Bellanger[3] dont le tableau vous a empoignés.

Jules Laforgue.
ex-diplomate.

  1. Jules Laforgue n’était pourtant pas sans avoir quelques rudiments de la langue allemande, car on la lui avait enseignée au collège de Tarbes et il obtint même à la fin de l’année scolaire 1873-1874, classe de quatrième, un deuxième accessit de langue allemande (Archives du lycée Théophile-Gautier, à Tarbes).
  2. Mme Mullezer, à laquelle Jules Laforgue adressa plusieurs lettres charmantes que l’on trouvera plus loin, réunissait chez elle le dimanche, quelques jeunes gens épris de poésie et de musique moderne. Elle composait des poèmes sous le nom de Sanda Mahali : et l’on verra que Laforgue, qui éprouva pour elle un sentiment où la littérature et une certaine tendresse se mêlaient, fut amené à en corriger quelques-uns. Jules Laforgue avait été présenté à Mme Mullezer par M. Charles Henry, peu avant son départ pour l’Allemagne.
  3. Bellanger, peintre ami de M. Charles Henry, qui s’acquit un moment quelque renom par ses tableaux et sa contribution à des éditions illustrées d’œuvres de Zola.