Lettres de Jules Laforgue/072

La bibliothèque libre.
Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 40-42).
◄  LXXI.
LXXIII.  ►

LXXII

À M. CHARLES HENRY

Coblentz, vendredi [27 juillet 1883].
Mon cher Henry,

Je vous écris à la hâte.

J’ai reçu votre très intéressante lettre (pourquoi si rare ?) hier au soir.

Par suite de complications où l’équilibre européen n’entre pour rien, mes congés commencent vers le 10 août et vont à peu près jusqu’au 1er nov.

Je serai à Paris dans une douzaine de jours. Y serez-vous ? Probablement pas. J’y resterai trois à quatre jours, de là à Tarbes et en revenant je passerai deux semaines à Paris, où vraisemblablement alors nous nous verrons.

Je tiendrais beaucoup à savoir votre impression de mes Complaintes. Je suis en train de les mettre au net avec une pièce en un acte déjà vieille. Mon brusque départ me noie de besogne.

Merci des 2 Chat noir.

Marie Krysinska a sensibilité artiste à fond original, mais tout cela est bien noyé dans la rhéto. à la mode, n’est-ce pas ?

Elle écrit les Fenêtres parce que Lorin[1] a mis à la mode les Becs de gaz, les Maisons, les Voitures, etc. Il y a beaucoup là de fabrique.

Maizeroy, etc., etc., m’ont dégoûté de tout cela. C’est l’école de Fortuny. J’ai en ce moment un idéal que j’essaie d’insuffler à mes Complaintes, — et dont certaines pages de la Sagesse et des Aveux me semblent jusqu’ici les belles choses vraies.

Kahn, dans ses proses, avait de ces pièces-là. Le sonnet d’Icres, dans le même Chat noir, est assommant. Que de tempéraments versant ainsi dans le cabotin du jour. Nous parlerons avec plaisir de tout ça à Paris, n’est-ce pas ? Je ne m’étonne pas qu’on ne vous ait pas répondu de Berlin. Ce sont tous des ours, des tardigrades.

J’ai passé deux ans à acquérir la conviction que c’est le peuple le plus activement antiartistique des peuples connus. Ah ! si j’avais écrit mon Salon berlinois dans une boîte moins timorée que la Gazette ; enfin j’y ai cependant un peu soulagé mes nerfs.

Je ne songe pas à la Vie Moderne pour mes complaintes. Je crois avoir avec ces 50 un petit volume un peu propre. Eh bien, mon désir serait de faire — en payant même si nécessaire — un de ces petits volumes Kistemaeckers, où sont publiés Huysmans, Mendès, Maupassant, etc., à peine quelques exemplaires, quelques-uns pour moi, c’est-à-dire les quelques êtres que mes choses peuvent dans ce genre intéresser, et le reste au hasard et au plaisir de l’éditeur. Je ne m’en occuperai pas davantage. Avez-vous des renseignements sur ces petites éditions Kistemaeckers et sur ces sortes d’affaires ? Si l’affaire m’ennuie ou est chère, j’achèterai pour cinquante francs de cuivre, j’y autographierai moi-même mes poésies, peut-être avec quelque machine de mon frère, je ferai mordre et je les ferai tirer sur bon papier rue Saint-Jacques à des exemplaires juste pour les êtres en question.

À la hâte. Je me suis trop attardé. Au revoir pour votre livre des lignes.

Jules Laf[orgue.]

  1. Georges Lorin.