Lettres de Jules Laforgue/080

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 59-62).
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LXXX

À CHARLES EPHRUSSI

Berlin, mercredi, [décembre 1883].
Cher Monsieur Ephrussi,

Vous ai-je écrit depuis que je suis à Berlin ? J’ai revu M. et Mme Bernstein qui non seulement sont les personnes les plus artistes d’ici mais encore ont la bonté de ne pas remarquer ma sauvagerie. Nous avons vu les impressionnistes de chez Gurlitt[1], très intéressants sinon des plus significatifs. Pissarro est vraiment un monsieur solide ; mais nous n’avions pas de Caillebotte. Les Jockeys de Degas étaient merveilleux avec son culotté de tapisserie, mais pas de Danseuse. Devant les Renoir, toujours la même impression, c’est fin, c’est moelleux et chatoyant comme un pastel, son nu de femme est solide, savant, et curieux, mais je n’aime pas ce porcelainé lisse.

J’ai fait un assez long article de revue, une explication physiologique esthétique (?) de la formule impressionniste que M. Bernstein traduisait pour une revue. Je le lui ai remis hier.

Vous ai-je dit que dans ces vingt jours, enfermé, cloîtré dans ce château de Coblentz, j’avais infiniment pensé et travaillé ? J’ai relu les esthétiques diverses, Hegel, Schelling, Saisset, Lévêque, Taine — dans un état de cerveau inconnu depuis mes dix-huit ans à la bibl. nationale. Je me suis recueilli, et dans une nuit, de 10 du soir à 4 du matin, tel Jésus au Jardin des Oliviers, Saint Jean à Pathmos, Platon au cap Sunium, Bouddha sous le figuier de Gaza, j’ai écrit en dix pages les principes métaphysiques de l’Esthétique nouvelle, une esthétique qui s’accorde avec l’Inconscient de Hartmann, le transformisme de Darwin, les travaux de Helmholtz.

Ma méthode, ou plutôt ma divination est-elle enfantine, ou ai-je enfin la vérité sur cette éternelle question du Beau ? — On le verra. En tout cas, c’est très nouveau, ça touche aux problèmes derniers de la pensée humaine et ça n’est en désaccord ni avec la physiologie optique moderne, ni avec les travaux de psychologie les plus avancés, et ça explique le génie spontané, ce sur quoi Taine se tait, etc.

… Enfin on verra, et vous verrez… J’aurai du moins rêvé que j’étais le John Ruskin définitif.

Je mets la dernière main à mes quelques pages préliminaires sur l’Allemagne pour l’étude sur la National Galerie de Berlin[2].

Je n’ai encore lu de la Gazette que le numéro de novembre avec la canne de Balzac. — Autre chose, aussitôt arrivé ici j’ai pris la préface du Dürer et j’ai cherché la faute d’impression. Je ne l’ai pas trouvée. Ai-je été autrefois victime d’une hallucination ? Je me souviens pourtant que j’étais furieux de cette faute, qui était très grosse. J’ai ensuite lu et relu mot à mot cette préface avec l’obstination d’un noyé. Je n’ai rien trouvé, mais je ne désespère pas. Il faut que je trouve cette faute sous peine de m’avouer que je suis sujet à des hallucinations. Je suis au pied du mur.

Et maintenant une monstruosité dont seul je suis capable et dont je vais me soulager. Vous vous souvenez m’avoir envoyé dans les premiers jours de mon séjour ici une lettre pour une visite à M. Lippmann.

Cette visite, je l’ai différée, différée, tant qu’au bout de deux mois j’eusse été ridicule en y donnant suite. Sans compter que depuis j’ai revu M. Lippmann chez le Kronprinz. Cette lettre, je voulais vous la rendre. Je l’avais égarée dans les chaos de paperasses. Je viens de la retrouver. Vous la recevrez et voudrez bien excuser cette nouvelle monstruosité de votre

Jules Laforgue.

  1. Marchand de tableaux à Berlin.
  2. Cette étude n’a été publiée qu’en 1895, dans la Revue blanche du 1er octobre (tome IX, no 56).