Lettres de Jules Laforgue/094

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 99-102).
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XCIV

À CHARLES EPHRUSSI

Coblentz,
jeudi, 20 novembre 1884.
Cher Monsieur Ephrussi,

J’espère que le nommé choléra ne vous a pas chassé vers Versailles — l’Invulnérable — et que du moins vous et les vôtres êtes en parfaite santé.

Voilà deux semaines que je suis ici et je me remets seulement. L’Impératrice m’a demandé de vos nouvelles comme toujours. Elle est toujours la même, sauf à certains moments une certaine immobilité morne que je ne lui connaissais pas : la tête toujours absolument libre d’ailleurs. Nous arriverons à Berlin le 1er décembre avec de la neige probablement.

Avez-vous vu dans la Revue Universelle (cette revue bleue de Genève)[1] quelque chose sur votre Dürer (numéro d’août).

Je ne perds pas de vue ma chronique. Puis-je vous envoyer comme première chronique (vous la recevriez avant le 15 décembre) un article avec extraits (six à huit pages, petit texte) sur la fameuse brochure de M. Treu : Sollen wir, etc.

Je l’ai entièrement traduite depuis des mois. Comme vous le pensiez, une traduction in extenso déborderait la Gazette. Un article ira donc ? Les abonnés seront ainsi mis à peu de frais au courant de la question de la polychromie en sculpture.

J’ai retrouvé ici un lieutenant de hussards (comte Hohenthal) parent du peintre Hébert, celui des mosaïques du Panthéon.

Avez-vous lu l’article sur le Rouge et le Noir de Bourget dans les Débats ? Je viens de finir la Guerre et la Paix de Tolstoï (3 volumes). C’est une des choses les plus étonnantes que j’aie lues. C’est autrement « surprenant » que les eaux-fortes sur la guerre de Lançon, si inexplicablement vénérées par ce bavard de Fourcaud.

Et je me suis mis à un roman américain : A gentleman of leisure.

Il fait triste ici, il neigeotte et le Rhin est toujours plat comme une sole et par conséquent peu encombré de bateaux.

J’espère pour vous (êtes-vous mélomane ?) qu’on va réformer ce pauvre Opéra. Ah ! si on faisait un pont d’or, sans cahier des charges, à Lamoureux ! Vous souvenez-vous des articles de Weiss sur l’Opéra de Francfort-sur-le-Mein ?

Mais non, vous serez encore longtemps abandonné, à Guillaume Tell, au Prophète, à Robert le Diable. Et moi j’entendrai bientôt encore la Walküre.

Je verrai aussi en arrivant le numéro de décembre de la Gazette. Y avez-vous quelque chose ?

L’auteur de l’article sur les Affiches [2] est-il aussi l’auteur de la Velléda qui est au Luxembourg ?

À bientôt, c’est-à-dire à une prochaine lettre, car en voici encore pour dix mois loin de Paris. Mais qui sait ce qui adviendra ?

Une poignée de main à M. votre frère. Mes bien respectueuses salutations à Madame votre Mère.

Votre dévoué

Jules Laforgue.

P.-S. — Que je vous dise, seulement pour mémoire, que la lettre en question n’est pas arrivée pour moi 22, rue Berthollet, de la part de la Gazette. C’est sans doute qu’elle ne doit pas arriver ? Ceci simplement pour acquit et en m’excusant à ce propos, comme je n’ai pu vous l’expliquer, du retard que j’apporte à m’acquitter encore complètement. Je suppose que vous me connaissez et que vous n’attribuerez pas à de l’indélicatesse ce qui n’est que de la nécessité la plus ennuyeuse.


  1. Plus exactement Bibliothèque Universelle.
  2. Ernest Maindron, Les Affiches illustrées, Paris, Launette, 1886, in-4. Cet écrivain n’avait rien de commun avec le sculpteur Hippolyte Maindron, auteur de la Velléda.