Lettres de Jules Laforgue/143

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 195-197).
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CXLIII

À SA SŒUR

Dimanche, juillet 1887.
Ma chère Marie,

Triste dimanche, sans forces, au coin du feu.

Il y a deux semaines j’ai eu un redoublement de maladie. Mes amis se sont émus. Bourget m’a adressé avec les recommandations les plus particulières à une sommité médicale, le Dr Robin. J’ai été ausculté, percuté aussi soigneusement qu’on peut l’être. Ce serait trop long à raconter.

Le résultat de tout cela est qu’il ne m’est permis de rester à Paris que jusqu’au commencement d’octobre. — J’ai un poumon menacé. — De toutes façons je ne puis songer de quatre ou cinq ans à passer l’hiver à Paris. Donc à tout prix, dès la fin de septembre, je quitterai Paris. Mes amis vont tout faire pour moi. Trouver une place suffisante à Pau est assez improbable — mais à Alger ce sera beaucoup plus facile.

Il est donc assez probable que dès octobre nous serons à Alger.

Ma bonne Marie, je n’ai guère de force dans la main pour t’écrire. J’avais abusé de pilules d’opium qui me coupaient la toux.

Mon estomac en a été très malade, j’ai passé une bonne semaine sans dormir ni manger. De là ma faiblesse. Je commence à me remettre, c’est-à-dire à dormir et manger un peu.

Ces trois mois de fièvre, ces journées au lit, ces quintes de toux, tout cela m’a assommé comme une pauvre bête, il me semble que depuis quatre mois je ne me suis pas réveillé.

Je n’ai pas pour deux sous d’idées, et cependant je publie des articles et c’est pour mon talent que mes amis s’intéressent à moi. Il y a longtemps que tu ne sais plus rien de mes affaires littéraires. Ce serait trop long à détailler, mais sache d’un mot que j’ai le droit d’être fier ; il n’y a pas un littérateur de ma génération à qui on promette un pareil avenir. Tu dois penser qu’il n’y a pas beaucoup de littérateurs qui s’entendent dire : « Vous avez du génie ». Hélas ! qu’il me tarde d’être guéri et d’être installé dans un endroit où je puisse respirer sans souffrance ! Tu ne m’écris pas. Fait-il doux à Tarbes ? Comment vas-tu et as-tu été cet hiver ? Et ton mari et ton enfant ?

Tu serais bien bonne de m’écrire quelques lignes.

Je t’embrasse.

Bien des choses et une poignée de main à ton mari. Vous recevrez l’argent dès que je pourrai sortir et attraper quelque supplément d’argent.

Ton Jules.
8, rue de Commaille.