Lettres de Montalembert à la comtesse Sophie Apponyi/01

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Lettres de Montalembert à la comtesse Sophie Apponyi
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 5-34).
LETTRES
DE MONTALEMBERT
À
LA COMTESSE SOPHIE APPONYI[1]

C’est à Éphem (Brabant), près de Bruxelles, que, le printemps dernier, j’eus le plaisir de faire la connaissance de la comtesse François Grünne, née Madeleine de Montalembert, entourée de sa belle et nombreuse famille, et que j’ai trouvé beaucoup de souvenirs de son illustre père, dont ma belle-mère m’avait si souvent parlé. J’étais moi-même, depuis ma première jeunesse, admiratrice enthousiaste de l’auteur des Moines d’Occident et de Sainte Élisabeth de Hongrie. J’ai été tout émue de trouver à Éphem tant de souvenirs de lui.

Les dessins que sa fille, Catherine de Montalembert, avait faits de « La Roche, » château qu’il habitait et qui lui était si cher, m’intéressèrent surtout. Aussi, en contemplant les dessins de « La Roche, » ma pensée se reporta-t-elle tout naturellement vers Appony[2], château dans lequel s’écoula la vie de celle que M. de Montalembert avait honorée de son amitié.

Je me rappelai vivement l’hiver de 1884 passé dans ce château, les journées rayonnantes de soleil, les monts boisés recouverts de neige étincelante, les voix chères et joyeuses de mes enfans, les soirées au coin du feu !

Pendant une de ces soirées, ma belle-mère me parla de la visite que le comte, la comtesse de Montalembert et leur fille Catherine lui avaient faite à Appony, en 1861, et de la fête rustique qu’elle avait donnée en leur honneur dans la cour du château fort en ruines. (Au xvie siècle, le château avait été la proie d’un incendie ; depuis, la famille habite un manoir dans la vallée.) Il m’était facile de suivre son récit, car je me rappelais une fête semblable arrangée pour moi, quand mon mari[3] m’amena, toute jeune mariée, à Appony pour me donner quarante ans de bonheur.

Ces ruines, situées sur le versant d’une colline boisée, font partie d’une chaîne des Carpathes ; elles dominent la vallée de la Neutra, fertilisée par le cours d’eau du même nom, vallée riche en souvenirs historiques et en beaux paysages, peuplée de villages slaves et hongrois, dont ma belle-mère avait invité les habitans. Ils étaient accourus avec plaisir et formaient des groupes pittoresques pleins de couleur locale dans leurs beaux costumes nationaux, chaque village ayant le sien. Nul mélange des races par mariage : Hongrois et Slaves vivent isolément et gardent jalousement leurs langues, leurs traditions et leurs anciennes coutumes. Ils dansaient leur danse nationale, « le csârdâs, » au clair de la lune, à la lueur des torches, qui donnaient aux murs, aux tours du vieux château fort un aspect fantastique.

En me faisant le récit de cette fête, ma belle-mère tenait une vieille enveloppe contenant des lettres que le comte de Montalembert lui avait adressées après son séjour à Appony.

Elle me demanda de lui en faire la lecture.

Je lus donc ces lettres éloquentes, dans lesquelles l’auteur de Sainte Élisabeth exprime les sentimens de respectueuse et franche amitié que lui inspirait sa correspondante. La grande préoccupation de celle-ci était alors l’éducation de ses fils : personne ne sait mieux que moi combien elle a réussi dans cette tâche et ne lui en garde plus de reconnaissance.

Guidée par ce sentiment, il me semble faire honneur à deux âmes d’élite en publiant ces lettres du comte de Montalembert léguées par ma belle-mère à mon mari.

Comtesse Louis Apponyi,
née Comtesse Marguerite de Seherr Thoss.


I


Paris, ce 5 juin 1861.

Madame la Comtesse, Mme de Montalembert a eu l’honneur de vous attendre samedi, 25 mai, comme nous en étions convenus : nous ne nous expliquons pas comment on a pu vous dire qu’elle était à la campagne, car elle avait elle-même écrit votre nom dans le livre du concierge pour qu’il vous laissât monter sans difficulté. Elle est désolée de ce contretemps et vous supplie d’excuser l’erreur, bien involontaire de sa part, qui l’a privée de la satisfaction qu’elle aurait éprouvée à vous revoir. C’est encore ma femme, mais cette fois bien involontairement, qui m’empêchera d’avoir l’honneur de vous rencontrer à Vienne, selon les indications si précieuses que vous me transmettez avec tant de bonté. Elle a voulu m’accompagner pendant mon voyage d’Allemagne et ma fille aussi. Comment refuser à d’aussi impérieuses volontés l’accomplissement d’un vœu aussi légitime ? J’ai dû m’y conformer : mais comme Mme de Montalembert voulait encore et devait absolument aller voir en Belgique une vieille tante, la dernière qui reste de son nom, il m’a fallu encore attendre son retour. Nous voici réunis, et nous partons demain, jeudi ; mais comme je ne puis pas traverser Munich sans m’y arrêter, nous ne pourrons être à Vienne que le 10 au plus tôt. Pardonnez-moi ces ennuyeux détails et laissez-moi espérer que quelque heureux obstacle aura retardé votre départ de Vienne fixé au samedi 8. Combien je jouirais d’apprendre que vos projets ont été dérangés, comme les miens ! Pardonnez-moi cet égoïsme qui me semble devoir être absous à vos yeux par mon empressement à vous revoir. Si je n’ai plus le bonheur de vous retrouver à Vienne, pourrai-je aller vous présenter mes hommages à Neutra ? Permettrez-vous à ma femme et à ma fille de m’accompagner ? Oserais-je vous prier de me répondre à ce sujet avec la plus entière franchise ? S’il en devait résulter le moindre dérangement pour vous, je serais inconsolable, tandis que je serais tout consolé, si la simplicité et la sincérité de votre réponse viennent me prouver que je ne me suis pas abusé en comptant sur votre indulgence à mon égard.

Je suis très confus de prendre ainsi tant de liberté avec vous, Madame la Comtesse, que j’ai à peine vue ; mais nous avons tant de sympathies et tant d’amitiés communes que je me sens comme attiré vers vous par une invincible confiance. Veuillez m’adresser votre réponse chez le professeur Dollinger, Frühlingsstrasse, no 11, Munich et agréer l’hommage du respect sincère et de la vive reconnaissance avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obligé serviteur.


Munich, 11 Frühlingsstrasse, ce samedi 8 juin 1861, midi.

Madame la Comtesse, je reçois à l’instant la dépêche télégraphique que vous me faites l’honneur de m’adresser. Je suis vraiment confondu de l’extrême bonté que vous me témoignez, et vraiment désolé de ne pouvoir répondre à cette bonté comme je le voudrais et comme je le devrais.

Je vous supplie de ne pas remettre votre départ à mon occasion. Je suis retenu ici par une affaire délicate et tout à fait confidentielle ; il s’agit d’une entrevue avec le roi de Bavière qui est à Nymphenburg, de sorte qu’il m’est impossible de savoir aujourd’hui quand il me recevra, ni par conséquent quand je pourrai partir. Je prévois malheureusement que ce ne pourra être avant le 12. J’espère partir ce jour-là ou le lendemain au plus tard. Mais je vous en conjure de nouveau, veuillez ne pas nous attendre. Faites-moi vos instructions, je les suivrai ponctuellement et, si vous me le permettez, j’irai vous remercier chez vous des bontés dont vous me comblez.

Si cette visite à la campagne ne peut pas s’arranger, je n’en garderai pas moins le souvenir le plus reconnaissant de votre aimable empressement, avec le vif désir de pouvoir vous témoigner un jour ma gratitude. Quant à la question du logement, je ne puis songer à vous en importuner : vous avez bien voulu me donner le nom de votre homme d’affaires, je lui écrirai lorsque je saurai le jour de notre départ. On m’a parlé du « Römische Kaiser » comme de l’hôtel où on était le plus sûr de trouver un appartement modeste et confortable, comme il nous en faut.

Je ne perds pas l’espoir de vous baiser les mains avant notre retour en France et suis avec autant de gratitude que de respect votre plus humble et très obligé serviteur.

Veuillez, je vous en supplie, ne parler à personne de ce plan avec le roi de Bavière ; je n’ai manqué au secret que je devais garder que pour vous expliquer comment et pourquoi je ne vous obéis pas sur-le-champ.


Vienne, ce 26 juin 1861.

Votre dernière parole, chère Comtesse, en nous quittant à Csabay a été que « vous avez arrangé mon voyage en Hongrie avec coquetterie ; » cela est vrai, mais ce qui l’est encore plus, c’est que vous avez déployé à cette occasion, et jusque dans les moindres détails, une sollicitude affectueuse dont le souvenir ne s’effacera jamais de mon cœur. J’en suis tout ému : et je ne puis pas attendre un jour de plus pour vous parler de ma reconnaissance. Mon âme en est pénétrée, et il me faut absolument vous remercier non seulement de l’accueil à la fois si gracieux et si splendide que vous nous avez fait, mais encore et surtout de la confiance et de la bonté que vous m’avez témoignées ! Vous savez le cas que je fais de la bonté. Laissez-moi vous le redire : je vous trouve heureuse, malgré votre grande épreuve, parce que vous êtes aimée, parce que vous êtes bonne. Vous l’avez été pour moi, bien au delà de mon mérite et de mon attente, et vous m’avez ainsi conquis plus que vous ne le voudriez peut-être. Vous me trouvez peut-être importun et présomptueux ; mais l’immense et triste distance qui nous sépare devra vous rendre indulgente pour quelqu’un que vous avez comblé en si peu de temps d’un si grand nombre de bienfaits. Je suis aussi surpris que touché de me voir, au déclin de ma vie, l’objet d’une bienveillance que je ne me rappelle pas avoir jamais rencontrée au même point, dans un temps où je passais pour être quelque chose et avant mon naufrage. Je suis donc tenté de vous regarder comme une amie. Je ne sais pourquoi vous m’avez inspiré une si vive sympathie, mais elle existe et je vous supplie de me la permettre. Je n’aurai jamais l’occasion de vous servir comme je le voudrais, et vous n’avez nul besoin de moi ; mais je crois être sûr que vous ne dédaignerez pas l’hommage de mon affection.

Notre séjour en Hongrie n’a été, grâce surtout à vous, chère Comtesse, qu’une fête continuelle. Mais de tous leg souvenirs que j’emporte de votre beau et cher pays, le plus doux et le plus durable sera assurément le vôtre, celui de votre cœur qui m’a paru à la fois intrépide, généreux et tendre. Restez tout ce que vous êtes, chère et charmante Comtesse : nous ne sommes pas d’accord peut-être sur tout au monde, mais je ne voudrais pas vous voir changer. Vos ardeurs me plaisent, même quand je ne les partage pas : et je suis en cela comme votre oncle Etienne Karolyi avec lequel nous avons chanté une longue antienne... en votre honneur, pendant la halte à Tornocz. Adieu, miltosagos Grofné, pardonnez-moi l’épanchement de ma gratitude, en vous rappelant que vous m’avez beaucoup gâté jusqu’à présent et que je ne suis pas du tout habitué à l’être.


P. S. — Ma femme se réserve de vous écrire de son côté pour vous dire combien elle vous remercie. Dites, je vous prie, à Madame votre belle-mère[4], combien j’ai été heureux de la retrouver si aimable et si maternelle pour moi. Je suis aussi enchanté d’avoir fait la connaissance de Madame votre belle- sœur[5] que je regarde comme une compatriote, puisqu’elle a vécu plus longtemps en France qu’en Hongrie.


Paris, ce 30 juillet 1861.

« Miltosagos Grofné ! » J’ai beaucoup couru, beaucoup vu, beaucoup éprouvé depuis que vous avez disparu de mes yeux, le 25 juin dernier. J’ai reçu partout un accueil très bienveillant, et j’ai rencontré sur ma route une foule de personnes et de choses qui m’ont vivement intéressé. Mais croyez-le, chère Comtesse, rien, ni personne n’a affaibli l’impression que j’ai emportée d’Appony. Combien je voudrais que, de votre côté, il en fût quelque peu de même, et que cet intérêt affectueux dont vous m’avez comblé et dont votre lettre du 28 juin garde encore la trace, ne s’efface pas avec le temps. Pour moi, à Paris comme à Cracovie, à Dantzig ou à Berlin, je suis encore sous le charme de ce que vous avez été pour moi pendant ces trois jours si doux et si mémorables de mon séjour chez vous. J’avais tellement le sentiment d’être en quelque sorte sous la garde et la protection d’un cœur sincère et dévoué, et ce sentiment est si rare dans la vie, que je voudrais pouvoir en garder à jamais le souvenir et vous répéter sans cesse : sub umbra alarum tuarum.

Si quelqu’un lisait ce que je vous écris là, il dirait sans doute : « Mais quel besoin un homme de l’âge de M. le Comte de Montalembert et dans sa position peut-il avoir de la protection de Mme la Comtesse Apponyi ? » — C’est ce que vous vous direz peut-être à vous-même. Mais moi, je répondrai que rien ne m’est plus doux et plus nécessaire que de rencontrer une bienveillance affectueuse comme la vôtre. Vous, chère Comtesse, qui n’avez pas vécu au sein des luttes et des orages de toute nature comme moi, vous ne pouvez pas éprouver cette soif qui me dévore, mais vous devez la comprendre. J’ai été beaucoup attaqué et beaucoup loué dans ma vie, beaucoup trop même, mais je trouve que je n’ai pas été assez aimé... J’ai eu de très grande » et de très légitimes ambitions : elles ont toutes été déçues. Il ne m’en reste qu’une seule : celle d’être cher a quelques âmes d’élite, tendres et fières, qui sympathiseront avec moi pendant le peu d’années qui me restent à vivre, et qui, après ma mort, prieront le bon Dieu pour ma pauvre âme. Voulez-vous être de ce nombre, chère Comtesse ? Vous ne risquez pas d’avoir beaucoup de rivales. Peut-être me trouverez-vous bien hardi et trop intime ? Rappelez-vous en songeant à mes cheveux, non pas gris, mais blancs. Songez aussi à ce qu’il y a d’étrange dans notre rapprochement actuel, après tant d’obstacles. N’est-il pas singulier que j’aie passé toute une journée avec vous, jeune et belle à 18 ans, sans vous remarquer ; que depuis, nous nous soyons retrouvés deux fois chez la Princesse Galliera sans nous aborder ; puis que tout à coup, grâce à votre exquise sollicitude pour mon voyage, j’aie senti la glace se fondre, et que, ouvrant les yeux, j’aie vu comme au fond de votre cœur tout un trésor de sympathique bonté qui m’attendait ? Je vois d’ailleurs que vous plaisez atout le monde, même au Prince Esterhazy, qui m’a parlé de vous avec enthousiasme. Je ne veux pas protester contre cette admiration générale, mais j’aspire à quelque chose de moins banal.

Un de ces journaux polonais et belges qui ont bavardé à tort et à travers sur mon voyage, prétendait que j’étais allé vous voir parce que vous étiez ma belle-sœur. Plût au ciel qu’il eût dit vrai, car alors j’aurais presque certitude et le droit de vous revoir souvent ! Il est sûr que j’éprouve comme s’il y avait une sorte de parenté entre nous. N’étant pas tout à fait assez vieux pour être votre père, je pourrais au moins être votre oncle, car j’ai vu que vous aimiez beaucoup vos oncles : or il faut absolument que vous m’aimiez un peu. Ce qui m’attriste, c’est la pensée, non seulement de l’énorme distance qui nous sépare, mais des chances si rares qu’il y a de nous voir, l’un et l’autre, franchir cet abîme. J’ose à peine désirer votre prompt et prochain retour à Paris, puisque c’est la mauvaise santé seule qui vous ramènerait. Quant à moi, sous quel prétexte pourrais-je retourner à Appony ? Voilà ce que je me demande sans cesse, et j’ai déjà un petit plan en tête ; mais j’en garde le secret, même avec vous, jusqu’à ce qu’il soit exécutable. Bien entendu que si jamais j’ai ce bonheur de me retrouver sub umbra alarum tuarum, vous ne me recevrez plus avec feu d’artifice, mais tout à fait en petit comité et en famille, si toutefois vos enfans n’ont plus peu ; de moi.

Voyez, chère Comtesse, comme je me livre au plaisir de causer et même de rêver avec vous et concluez-en que vous devez, non seulement m’écrire, mais encore m’écrire souvent et longuement, sans quoi la correspondance languit et s’éteint. Notez que vous êtes peut-être la seule personne au monde à qui je sois tenté désormais de faire cette demande : la correspondance en général est le fléau de ma vie, elle absorbe un temps dont il me reste trop peu devant moi pour que je n’en sente pas tout le prix ; mais le temps consacré à connaître et à pratiquer une bonne et belle âme est de tous le mieux employé !

Que de choses j’aurais à vous raconter sur mon voyage ! Mais je ne sais pas précisément ce qui vous en intéresserait le plus. Chose singulière, il me semble qu’il y a entre nous un accord réel et fondamental, et cependant, il y a une foule de points sur lesquels nous ne sommes pas d’accord, surtout en politique. Quant à moi, la Pologne a été l’objet d’un de ces enthousiasmes de jeunesse que je regarde comme les plus belles fleurs de la vie (ici j’ouvre une parenthèse pour vous envoyer ci-contre quelques fleurs de fuchsia que j’ai cueillies à votre intention dans le jardin du roi de Hanovre, à Herrenhausen) ; après quoi, je reviens à ma Pologne pour vous dire que mon voyage dans ce pays a confirmé ma bonne opinion et même dépassé de beaucoup mon attente.

Cette nation est pleine d’âme ; elle vit par l’âme ; je me sens humilié, comme Français, de voir à quel point nous vivons peu par là sous le régime actuel. J’ai eu en Pologne l’émotion musicale la plus profonde de ma vie, en entendant chanter cet hymne célèbre : Bozê cos Polski, par lequel ce peuple si malheureux redemande à Dieu la liberté et la patrie avec un accent si déchirant et si intime qu’il semble devoir fendre le ciel et arriver tout droit au cœur de Jésus-Christ. A Vienne, j’ai eu l’honneur d’être reçu par l’archiduchesse Sophie qui avait témoigné le désir de me voir ; elle m’a plu ; mais combien tous ces pauvres princes me paraissent aveuglés sur les véritables dangers de leur situation ! Je compte sur vous, Millosagos, pour savoir à quoi m’en tenir sur ce qui se passe entre Pest et Vienne. Je suis avec anxiété ce que fait votre beau-frère le Comte Georges. Je fais les vœux les plus ardens pour que la bonne entente se rétablisse, sans qu’il en coûte à la dignité de qui que ce soit, car les sacrifices qu’on fait de ce côté sont les seuls, à mon avis, qui soient irréparables.

J’espère que vous avez reçu la lettre que ma femme vous a écrite de Vienne ; je lui ai transmis tous vos aimables messages ainsi qu’à Catherine ; après avoir voyagé et séjourné de tous les côtés en Pologne, elles se sont séparées de moi à Reisen, chez la Princesse Sulkowska ; moi, je me suis dirigé sur Guesen, pour y voir le tombeau de saint Adalbert, le grand apôtre martyr des pays Slaves ; puis sur Dantzig, Marienburg et Dephin, d’où je suis redescendu à Berlin. J’ai fini par visiter les villes monastiques et épiscopales du Nord-Ouest de l’Allemagne : Halberstadt, Quedlinburg, Braunschveig, Bremen, Heldesheim, Gandersheim et tant d’autres dont vous ne connaissez pas même les noms. Mais vous les connaîtrez peut-être un jour, si le bon Dieu me permet de continuer mes Moines d’Occident. Ma femme et ma fille sont allées directement par Dresde retrouver ma fille aînée à la campagne près de Lyon où elle va accoucher. Je pars à l’instant pour les y rejoindre. J’y resterai probablement quinze à vingt jours ; après quoi, j’irai m’enfermer pour le reste de l’année à la Roche-en-Breny, dans ce vieux petit manoir dont j’ai parlé à la fin de mon Introduction : relisez cette page, chère Comtesse, et puis venez quelquefois par la pensée m’y trouver pendant mon travail nocturne, pour m’encourager et me soutenir par quelque chose d’humain, au milieu de toutes ces grandeurs et de toutes ces saintetés qui me semblent souvent trop divines pour moi. Je ne suis pas du tout un homme fort comme vous semblez le croire, mais un homme très faible, sous tous les rapports et très éprouvé. Aimez-moi donc un peu comme quelqu’un qui vous doit déjà beaucoup, mais qui a encore grand besoin de votre bonne amitié et qui vous remercie du fond d’un cœur triste et sincère.


La Roche-en-Breny (Côte-d’Or), le 20 octobre 1861.

Très chère Comtesse, tous les jours depuis mon retour de Sorazo, j’ai voulu vous écrire, mais voulant vous écrire longuement et sans être interrompu, je n’en ai jamais trouvé le loisir. Aujourd’hui enfin, je veux commencer tout en prévoyant que je ne pourrai pas finir. Pardonnez-moi ce long retard : ayez pour moi l’indulgence d’une amie, et ne me punissez pas en me rendant la pareille. J’ai devant moi vos trois excellentes lettres du 10 avril, du 16 septembre et du 3 octobre. Je commence naturellement par la première.

Pourquoi, chère Comtesse, avez-vous soupçonné que je vous trouverais étroite dans ce que vous m’écrivez au début de cette réponse à ma lettre de Paris sur la nature du sentiment qui doit régner entre nous ? Non, je ne vous ai pas trouvée étroite, — mais droite et même adroite. Droit et adroit, c’était la devise de je ne sais plus laquelle de nos vieilles familles des croisés ! C’est une devise qui convient parfaitement aux honnêtes femmes. Vous m’avez trouvé un peu trop vif dans l’expression de ma sympathie et de ma reconnaissance pour vous, et vous m’avez averti avec autant de ferme grâce que de dignité.

Ces avertissemens, croyez-le bien, n’ont fait qu’augmenter mon estime et mon amitié pour vous, et je vous en remercie sincèrement. Oui, vous avez raison de le dire, vous êtes simple et vraie, fière et confiante : soyez toujours tout cela avec moi, chère Comtesse. J’espère bien que vous n’aurez jamais lieu de vous repentir des bontés dont vous m’avez comblé. Nous vieillirons en nous aidant et en nous aimant sans scrupule, et nous demanderons à Dieu de bénir cette union de nos âmes qui s’est faite si tardivement, mais qui sera, s’il lui plaît, une force et une consolation au sein des épreuves inséparables de la vie.

Tout me plaît dans vos lettres, chère Comtesse, et d’abord leur longueur, puis leur douce et cordiale intimité, puis tous les détails précieux que vous me donnez sur votre vie domestique et publique, depuis vos terribles incendies du mois d’août jusqu’à votre dernier séjour à Pest. Votre oncle[6] et votre beau-frère[7] ont eu bien tort de vous conseiller le silence sur les affaires politiques de la Hongrie, sous prétexte que les journaux me tiendraient suffisamment au courant. Il est vrai que je reçois assez exactement le Pester Lloyd et de temps à autre la Gazette de Presbourg, quand la police napoléonienne ne la retient pas. Mais tout cela ne vaut pas le témoignage d’une personne du pays, surtout quand cette personne est d’une opinion contraire ou au moins différente : on a toujours besoin d’être éclairé, surtout en politique, par les avis indépendans et différens du sien.

Nous ne sommes pas, vous et moi, tout à fait du même avis sur l’Autriche et la Hongrie. Quant à moi, je vous jure que je ne suis nullement l’adversaire systématique de l’Autriche : loin de là, je me suis souvent dit que, si Dieu donnait aux hommes le droit de choisir ici-bas la mission la plus conforme à leur inclination, ou à leur orgueil, moi j’aurais choisi une grande position en Autriche, parce que je ne sache pas de pays où il y ait plus de bien à faire et un bien plus facile ; le respect traditionnel des peuples de ce vaste empire pour l’autorité héréditaire rendant d’autant plus naturel et plus obligatoire le respect de l’autorité elle-même pour les traditions nationales. La diversité extrême des diverses races soumises à la maison de Habsbourg préservait la monarchie de cette odieuse centralisation bureaucratique et démocratique qui est le fléau des États modernes. Les gracieux souvenirs de Rodolphe de Habsbourg, de Ferdinand H, de Marie-Thérèse, de l’Archiduc Charles suffisaient et au delà pour nourrir l’amour-propre naturel des sujets de l’Empereur, sans exclure aucune des gloires spécialement chères à la Hongrie ou à toute autre nationalité : historiquement, géographiquement, socialement, et surtout religieusement, l’empire d’Autriche me semblait être, à l’avènement de l’empereur actuel, dans une situation plus avantageuse qu’aucun autre pays de l’Europe. Mais cette situation est, je le crains bien, irrémédiablement ruinée par les fautes inexcusables du gouvernement. Je ne prétends pas que les Hongrois soient irréprochables, tant s’en faut : mais je conçois parfaitement qu’ils ne veulent pas se fier à un souverain qui, jusqu’à présent, ne leur a donné aucun gage de sécurité, et qui les promène successivement de l’absolutisme pur et simple du système Bach-Schwarzenberg à la bureaucratie parlementaire de Schmerling, au lieu de faire comme son aïeule Marie-Thérèse et d’en appeler au cœur des Magyars en se mettant avec franchise et simplicité dans leurs mains.

J’honore et j’approuve ceux qui, comme le font le Comte Georges Apponyi et le Tavernicus, font tout ce qu’ils peuvent pour empêcher, ou retarder la rupture. A leur place, je ferais comme eux, mais, à la place où je suis, c’est-à-dire à celle d’un simple spectateur non indifférent à coup sûr, mais impartial, je regarde cette rupture comme inévitable, à moins d’un miracle (Je la protection divine, impossible à prévoir. Il y aura à coup sûr de très grands maux pour la Hongrie, mais de plus grands pour l’Autriche ; celle-ci périra, mais en supposant que je me trompe et qu’elle vienne à bout de dompter les Magyars, quel beau profit sera-ce pour elle que d’avoir créé en Hongrie une seconde Italie, et d’avoir transformé jusqu’aux enfans hongrois en ennemis mortels de la dynastie et de la monarchie, comme nous l’avons tous vu pour les Vénitiens ?

Ceci me conduit au sujet qui vous préoccupe le plus profondément et le plus justement, à l’éducation de vos enfans. — Je suis sûr que non seulement vous autorisez ma franchise à cet égard, mais que vous la provoqueriez au besoin ! Le mouvement national est plein de dangers et d’inconvéniens, je le veux bien ; mais enfin, il existe ; en soi, il n’est réprouvé ni par la loi de Dieu, ni par la loi humaine. Au contraire, Dieu et les hommes sont d’accord pour nous prescrire d’aimer notre patrie et de la préférer à tout, excepté à la justice. « Il faut être de son pays : » soyez sûre que cette vérité banale est plus vraie que jamais dans le temps où nous vivons. Ici encore, je suis bien impartial, car je plaide contre moi-même. Je suis aussi peu de mon pays que possible : je n’aime, ni n’admire la France comme l’aiment et l’admirent la plupart de ses enfans ; son histoire moderne me déplaît ; les crimes atroces qu’elle a commis ou laissé commettre en son nom, et qu’elle n’a point expiés, dont elle ne s’est pas même repentie, m’empêchent d’avoir confiance en son avenir, et la pitoyable mission qu’elle remplit aujourd’hui en devenant le docile instrument de l’égoïsme napoléonien me dégoûte de son présent. Mais cet état de mon âme constitue une infirmité que je reconnais et que je déplore, loin de m’en vanter. Cette infirmité explique en partie l’impopularité dont je jouis : elle m’a empêché de faire tout le bien que j’aurais voulu, et peut-être pu accomplir, si j’avais réussi à m’en guérir.

Ne songez pas à séparer vos enfans du courant national, si vous avez à cœur d’abord leur bonheur, puis et surtout le bien qu’ils peuvent faire à leur pays. Armez-les de pied en cap contre le mal qu’ils rencontreront dans le cours de leur carrière, mais ne songez pas à les préserver de tout contact avec ce mal en leur donnant une éducation étrangère à celle de leurs contemporains. Qu’elle soit catholique avant tout, soit, mais aussi hongroise avant tout le reste. Que la Hongrie reste soumise à la maison d’Autriche, ou bien qu’elle devienne une nation indépendante, il y aura toujours un rôle très méritoire et très important à jouer chez elle par les catholiques et les conservateurs, mais à la condition sine qua non que ces catholiques et ces conservateurs soient patriotes comme votre oncle Etienne Karolyi.

Encore une fois, chère Comtesse, je ne vous demande pas pardon de vous faire ainsi la leçon et de pénétrer dans l’intimité de vos sollicitudes maternelles, car je suis sûr que vous y verrez la meilleure preuve de mon affection pour vous. D’ailleurs, ce qui me met plus à l’aise, c’est que vous ne me demandez pas de conseils : ceux que je vous donne doivent d’autant moins vous importuner qu’ils sont tout à fait spontanés. Surtout, ne m’imputez pas la prétention de les présenter comme imbus d’une souveraine sagesse. Je ne donne pas mon avis pour bon, mais pour mien : il m’est dicté uniquement par mon amitié pour vous, et par mon intérêt pour tout ce qui vous touche. Rassurez-moi dans votre réponse sur ce que ma prétention aura eu d’indiscret à vos yeux : mais, pour vous dire la vérité, je me sens déjà très rassuré.

Vous allez donc passer l’hiver à Vienne : mais je ne puis pas bien lire le nom de la rue où vous allez demeurer. Ayez la charité de m’envoyer, par une bonne occasion, un plan de Vienne (j’ai perdu celui que j’avais) et marquez-y la maison et la rue que vous habiterez.


Le Comte de Maistre écrivait à Mme Swetchine :


« Jamais je ne m’accoutumerai à ne plus vous voir, à ne plus vous demander compte de vos idées, de vos jouissances, de vos chagrins ; quand une fois vous serez placée, envoyez-moi le plan de votre cabinet, que je voie votre table, votre fauteuil et la place de vos livres. »

Je ne vous en demande pas autant ; mais je dis comme lui que jamais je ne m’accoutumerai à la pensée de ne plus vous revoir. Va pour un hiver, puisqu’il le faut ; mais au printemps et l’été prochain, que ferez-vous ? N’irez-vous pas en Angleterre pour voir l’exposition avec vos enfans et voir en même temps votre beau-frère Rodolphe[8] ? Si vous faites ce voyage, nous nous rencontrerons à Paris et même en Angleterre, car je nourris aussi le projet de ce voyage et de le prolonger jusqu’en Ecosse pour visiter quelques sites.

J’en ai vu de bien beaux et intéressans en revenant de chez le P. Lacordaire. J’ai trouvé cet admirable ami dans un état désespéré, il n’y a aucune chance de le conserver : il souffre avec une héroïque patience, mais se fait encore illusion sur son mal, d’autant plus qu’il peut encore se lever et même sortir. J’ai obtenu de lui qu’il dicterait les mémoires de sa vie et surtout de ses diverses fondations.

Il s’est mis à l’œuvre avec beaucoup d’ardeur. Cela nous vaut un beau monument de plus, et cela le distrait de ses souffrances qui ne lui permettent ni de lire, ni d’écrire. Je vous remercie de la tendre sympathie que vous me témoignez à cette occasion, et je vous reparlerai de lui avec détail. En attendant, quand vous aurez fini Ozanam, dont j’espère que vous êtes contente, et qu’il vous faut déguster, je vous prie de vous mettre à lire d’un bout à l’autre les œuvres de Lacordaire : il n’y en a que six volumes, dont quatre de conférences.

Si vous n’en êtes pas ravie, alors... je ne vous aimerai plus ; mais je n’en suis pas bien sûr : ce qui est certain, c’est que je n’y comprendrais rien. Toutefois, vous me direz toujours la vérité, n’est-ce pas ? Ma femme et ma fille sont on ne saurait plus touchées de votre affectueux souvenir : elles raffolent toujours de la Hongrie et surtout de l’oncle Steffy dont la charmante lettre à ma femme a été aussi bien accueillie que la vôtre. J’ai pris pour moi une de vos photographies, la moins désagréable, ce qui ne veut pas beaucoup dire, car j’aurais eu bien de la peine à vous reconnaître. Ma fille aînée, la jeune mère, a été toujours souffrante depuis ses couches ; nous l’attendons le mois prochain ici, où elle rencontrera l’évêque d’Orléans et le général Changarnier, et où nous comptons rester jusqu’en février. Adieu, chère Comtesse, et au revoir, s’il plaît à Dieu.


La Roche-en-Breny (Côte-d’Or), ce lundi 11 novembre 1861.

Chère Comtesse, votre lettre du 2 m’a, en effet, procuré une grande surprise ; elle m’a de plus affligé et réjoui, affligé en m’apprenant que vous étiez redevenue si souffrante, et réjoui en me laissant entrevoir une chance de vous revoir. Mais quelle chance si petite, si incertaine que j’ose à peine y penser ! Et cependant je n’ai guère fait autre chose, depuis que votre lettre m’est arrivée, malgré une de ces préoccupations auxquelles je suis en proie pour ce pauvre Lacordaire et diverses autres causes.

Ma femme et moi, nous nous ingénions de notre mieux à chercher le moyen de vous faire venir ici. Rien n’eût été plus facile, — avant l’invention des chemins de fer, — car nous sommes sur l’ancienne grande route de Paris à Rome, et il y avait 80 chevaux de poste à notre relais. — Mais aujourd’hui, nous sommes à onze lieues du chemin de fer, et il ne reste pas dans tous les environs un seul cheval de poste. Dans cette mère patrie de la civilisation, il n’y a ni chevaux ni voitures ! Voilà ce que les Magyars asiatiques ne peuvent pas comprendre, et voilà pourtant la triste vérité ! Nous n’avons pour circuler que d’affreuses diligences où vous ne voudriez pas entrer, qui correspondent d’ailleurs avec les trains omnibus et de nuit, puis nos propres voitures à demi découvertes, quatre pauvres chevaux dont deux sont boiteux, et par conséquent incapables d’aller vous chercher à cette distance.

Je vous expose avec confusion toute notre misère. Cependant si nous étions dans la belle saison, si les jours étaient encore longs, si surtout il faisait chaud, nous aurions expédié des chars à bancs et au besoin des charrettes en assez grand nombre pour vous faire franchir, tant bien que mal, ces 22 lieues (aller et retour) et nous aurions ainsi goûté le plaisir si vif et si imprévu de vous posséder sous notre modeste toit. Mais c’est surtout la question du climat et de la maison qui, vu l’état de votre santé, me condamne à renoncer à ce bonheur. Notre Morvan est remarquablement froid, et notre maison n’a pas de calorifère. Nous sommes habitués à nos grandes cheminées alimentées par des fagots de sapin, et nous ne nous enrhumons jamais ici, mais il en serait autrement pour vous.

L’affection vit de sacrifices, — elle en impose beaucoup : elle m’impose celui de vous dire la vérité sur tous ces détails avec la franchise et la prudence d’un vieux père de famille !

Mais je ne renonce pourtant pas à vous voir, si ce n’est chez moi, du moins sur votre route. Veuillez étudier, avec l’aide de votre Indicateur et de votre carte de France, le plan de voyage que j’ai dressé sur la feuille ci-jointe.

J’ai supposé : 1° que vous arriverez à Paris comme vous me l’annonciez demain mardi soir ; 2" que vous tenez à partir pour Rome par le paquebot direct qui doit quitter Marseille dimanche, à ce que vous me dites, car je n’en sais rien ; 3° que vous ne tenez pas à rester à Paris plus d’un jour.

J’ai donc combiné un plan d’après lequel, en partant toujours par le train express et en ne voyageant pas de nuit, vous pour- riez me donner un jour que nous passerions ensemble à Dijon, ville assez intéressante, où il y a beaucoup de monumens à voir pour vos enfans, un évêque qui déteste la Hongrie et que j’ai dû prêcher à ce sujet, — et un hôtel supportable. — Si cette idée vous sourit, j’irais vous rejoindre à Montbard, seule station rapprochée de vous où s’arrêtent les trains express : nous ferions route ensemble jusqu’à Dijon où nous passerions la nuit et la journée du lendemain.

Pendant ce temps-là, votre oncle qui, en sa qualité de Sarmate, doit savoir braver les cahots et les chevaux boiteux, irait à la Roche-en-Breny voir ma femme qui l’appelle à grands cris et prétend (ce dont je doute un peu) qu’il n’hésitera pas à se fatiguer pour elle. S’il ne craint pas de voyager la nuit, cela est très faisable, car en repartant d’ici, il arriverait à Dijon après votre départ, mais vous rejoindrait à Lyon par le même train qui vous conduira le lendemain matin à Marseille.

Malheureusement, le temps vous serre de trop près et ne nous laisse pas le moyen de combiner et de consulter. J’espère bien que vous recevrez cette lettre dès mardi soir. Dans tous les cas, il faut m’écrire par la poste de mercredi. Je recevrai votre lettre jeudi matin, et si vous acceptez mon plan, je partirais aussitôt pour vous rejoindre à Montbard, jeudi à 3 h, 51. Ne manquez pas de mettre la tête à la fenêtre de votre compartiment, quand vous serez arrivée à cette station, afin que je puisse vous reconnaître. Voici au reste un mot pour le chef de gare à Paris, afin qu’il vous donne un coupé, avec une place réservée pour moi. — Surtout, écrivez-moi par la poste de mercredi, — car il n’y a pas de télégraphe ici, — et dites-moi si le Comte Etienne se décide à venir, afin que je puisse lui retenir à Montbard un véhicule quelconque.

Chère Comtesse, je ne saurais vous parler d’autre chose que de ce voyage. Il va sans dire que si vous n’étiez pas si pressée, si vous étiez d’humeur à braver notre climat et nos distances, nous en serions trop charmés. — Si par hasard le cœur vous en disait, il faudrait alors expédier, dès mercredi matin, une dépêche télégraphique à Mlle Monneret en gare à Montbard, ainsi conçue : « Annoncez par express au Comte Montalembert de me faire chercher à Montbard jeudi. » — Je vous enverrais la seule voiture couverte que j’aie ici pour Montbard où elle arriverait dans la nuit et d’où elle repartirait avec vous jeudi. — Cette voiture pourrait vous conduire, vous, le Comte Etienne, votre femme de chambre et un de vos enfans, voilà tout.

Pardonnez-moi toutes ces misères et voyez quelle est la situation d’un gentilhomme campagnard en France sous le règne si heureux et prospère de Napoléon III, sauveur et régénérateur de la société !

Si vous adoptez l’autre plan, il serait prudent d’écrire à Dijon à l’hôtel du Parc qui est, je crois, le meilleur, sans trop le savoir, ou tout autre que vous indiquera l’hôtel où vous logez à Paris, pour demander qu’on vous fasse du feu dans vos appartemens que vous retiendrez en nombre suffisant pour votre caravane : car en France on est toujours exposé à geler pendant les premières heures de séjour dans une auberge. Adieu, chère Comtesse et au revoir, s’il plaît à Dieu, je n’ai pas besoin de vous dire avec quel bonheur !


La Roche-en-Breny (Côte-d’Or), ce 20 décembre 1861.

Oui, chère Comtesse, cela est vrai : vous m’avez paru très ingrate et surtout très injuste d’avoir tardé si longtemps à m’annoncer votre arrivée à Rome. Je vous ai quittée souffrante, beaucoup plus souffrante que je ne m’y attendais, et j’étais vraiment inquiet et impatient de savoir comment vous aviez supporté le voyage. Vous n’avez cru ni à cette impatience, ni à cette inquiétude, sans quoi vous auriez certainement trouvé un petit moment pour me rassurer. Vous m’avez fait tort en me jugeant si mal, je ne vous le pardonne pas, mais je tâcherai de l’oublier, surtout si vous expiez votre faute en m’écrivant souvent et beaucoup. Je vous ai bien dit que vous m’aviez trop gâté dans le commencement de nos relations et que vous vous en repentiriez. Vous aurez de la peine à vous débarrasser de moi !

Je suis revenu très triste de ce court trajet que nous avons fait ensemble, car je vous avais trop peu et trop mal vue, mais encore plus attaché à vous et sous le charme que vous avez exercé sur moi dès que je vous ai connue. Votre état de souffrance m’a ému ; puis un mot que vous m’avez dit en passant m’a montré que vous aviez des chagrins de famille ; qui donc n’a pas de ces chagrins ? Je vous assure que je ne pourrais nommer personne parmi les gens que je connais et que j’aime qui n’en soit pas là. C’est un des plus grands et des plus douloureux mystères de la toute-puissance divine, que d’avoir ainsi placé l’amertume au sein des affections les plus légitimes et les plus naturelles.

Le malheur auquel je n’étais que trop préparé, quand je vous ai rencontrée, s’est consommé quatre jours plus tard. Je vous fais renvoyer par la poste de Paris le récit des derniers jours du Père Lacordaire, par son disciple et ami, le Père Chocarne. Vous verrez qu’il est mort comme il a vécu, avec la simplicité et l’énergie d’un saint. Plus vous connaîtrez cette grande âme, et plus aussi vous l’aimerez, je l’espère du moins. Pour moi, et pour tous ceux qui pensent comme moi, c’est une perte irréparable.

J’ai reçu votre plan de Vienne, et vous en remercie tendrement. Je ne sais pourquoi je vous ai blâmée de me l’avoir envoyé par la poste ; c’est peut-être parce qu’il n’était pas sous bande ; cela a dû vous coûter beaucoup plus cher. Rappelez-vous cela, chère Comtesse, en bonne mère de famille, qui ne doit pas vouloir faire des dépenses inutiles. Ce plan me sera très cher, comme tout ce que me vient de vous. J’ai très bien reconnu l’endroit où vous demeurez à Vienne, tout près du palais où j’ai été sous votre protection voir le Comte Szécsén[9] et le Comte Rechberg.

Nous suivons toujours avec intérêt les affaires de la Hongrie, à l’aide du Pester Lloyd, quoique ce journal soit devenu d’une prudence excessive. Nous avons été horrifiés par ce suicide du Comte Hunyady, que nous avions vu à Pest et qui doit être le fils de celle chez qui vous avez été en nous quittant à Szabalz. Cette affreuse manie du suicide est à mes yeux le symptôme le plus effrayant chez vos chers compatriotes.

Je connais très bien la Via Sistina où vous demeurez maintenant, ayant demeuré moi-même dans la dernière maison de cette rue vis-à-vis de la Trinita dei monte, quand j’étais à Rome il y a bientôt trente ans !

Je vous engage à lire l’ouvrage de Dollinger : Kirche und Kirchen. C’est, à mon avis, le livre le plus remarquable qui ait été publié depuis bien longtemps. On n’a rien écrit de plus fort, depuis Bossuet, contre le protestantisme sous toutes ses formes ; et en parcourant avec lui le tableau de ce que sont devenues les Églises sans Pape, on frémit de joie d’être catholique romain. Mais sur l’origine, la nature et les infirmités du gouvernement des Etats romains, il n’est pas moins sincère et lumineux. Ce qu’il dit est la vérité vraie, et ce à quoi les catholiques substituent trop souvent une vérité de convention. Vous ne m’avez rien dit du sermon que je vous ai adressé, il y a quelque temps, sur l’éducation de vos fils : cela ne m’empêchera pas de recommencer en temps et lieu. Je vous conseille de leur faire lire l’Histoire romaine à Rome par M. Ampère : c’est un livre très original et très intéressant où les annales des premiers temps de Rome sont expliquées par les monumens romains. Vos jeunes gens y puiseront toutes sortes de renseignemens utiles et cela leur donnera du ton ; c’est ce qui manque le plus à la jeunesse de nos jours, surtout aux jeunes catholiques ! Chère Comtesse, pardonnez-moi mon ton, à moi, qui est celui d’un sermonneur ; c’est le défaut de la vieillesse et quelquefois de l’amitié ; vous ne sauriez douter de la mienne.


Paris, ce 9 mars 1862, 40, rue du Bac.

Faut-il vous l’avouer, chère Comtesse et amie, j’ai été sérieusement fâché contre vous. Il est bien que vous sachiez que, parmi mes nombreux défauts, j’ai celui d’être très défiant et très susceptible à l’endroit des choses du cœur. Pour tout ce qui touche la vie publique ou mondaine et les blessures qu’on y subit, je suis cuirassé et blasé à fond ; mais j’ai conservé de ma jeunesse une extrême sensibilité dans la vie des affections. Quand j’ai vu que vous me plantiez là, après m’avoir témoigné une si affectueuse sympathie, j’ai d’abord craint que vous ne fussiez plus malade ; mais quand un journal m’a appris que vous aviez assisté au service funèbre du généreux et infortuné Bergès, j’ai cru que vous étiez ou fatiguée de moi ou offensée contre moi pour je ne sais quelle raison. Je vous raconte tout cela uniquement pour me confesser à vous d’un jugement téméraire à votre détriment. Je reconnais que je n’ai aucun sujet de plainte contre vous. Tout au contraire, par votre longue et touchante lettre du 19 février reçue il y a huit jours seulement, vous m’avez donné une preuve d’amitié bien plus grande que tout ce que je pouvais attendre ou mériter de vous. J’en veux surtout conclure qu’il me faut désormais avoir une entière confiance et ne plus m’étonner ni surtout m’offenser d’aucun silence, quelque prolongé qu’il soit. Permettez-moi d’invoquer la même confiance chez vous, chère Comtesse : car, moi aussi, je puis être souvent empêché de vous écrire comme je le voudrais, par ce poids des engagemens et des occupations qui devient de plus en plus lourd à mesure qu’on avance dans la vie.

Pour moi, je ne suis pas tenté de parler beaucoup de vous, même à ceux qui vous connaissent ; car je vous aime trop pour ne pas être froissé de l’indifférence possible qu’on rencontre quand on se laisse aller à dire ce que l’on pense d’une personne qui vous est chère, à ceux qui la connaissent ou qui l’apprécient moins. J’imagine que vous comprenez cette délicatesse très humaine, mais bien excusable.

Ce qui m’étonne toujours, c’est que nous nous soyons rapprochés l’un de l’autre, malgré les graves dissentimens qui nous séparent dans l’ordre politique : car je vois de plus en plus que vous êtes purement et simplement absolutiste et j’ajoute, de la pire espèce des absolutistes, de ceux qui font de la religion la base ou l’excuse de leur préférence pour le despotisme. Tout m’a ému et charmé dans votre chère lettre, excepté les conséquences que vous tirez de la faiblesse (comme vous dites) de votre oncle envers son patriotisme, son libéralisme, etc. Je ne prétends pas d’ailleurs vous convertir, je n’en éprouve pas le besoin, je sens que je puis vous aimer sans être d’accord avec vous sur la politique, quelque important que soit le rôle qu’elle a joué et qu’elle joue encore dans ma vie : je vous demande surtout de ne pas me cacher l’expression de vos opinions sur les hommes et les choses en m’écrivant. Croyez-le, chère Comtesse, je puis très bien supporter les opinions différentes des miennes, même chez mes adversaires, à plus forte raison chez mes amis : je ne suis intolérant qu’à l’égard de l’hypocrisie, de la mauvaise foi et de la fausseté.

Vous me laisserez encore la liberté de vous dire ce que je pense, et vous me serez non seulement agréable, mais utile en me contredisant quand il y aura lieu. Sur plusieurs points, nous sommes d’accord, quant à la Hongrie : il me semble que je vous ai signalé le premier tout ce qu’il y avait de menaçant pour votre pays dans cette triste manie de suicide. Je suis d’ailleurs bien loin de méconnaître ses torts, je crois seulement qu’elle en a moins que l’Autriche : c’est sur l’Autriche que retombera la principale responsabilité dans les catastrophes qui se préparent sur les bords du Danube. Les dernières lettres que j’ai reçues du Baron Eötvös[10] sont très noires et me font croire la proximité de ces catastrophes. Du reste, elles seront probablement précédées par celles qui éclateront sur les bords de la Seine. Le gouvernement impérial est bien fort, mais il est impossible qu’il résiste longtemps au courant révolutionnaire déchaîné par lui. Quand je dis résister, je n’entends pas que le courant doive le renverser ou l’emporter : au contraire. « La révolution, c’est nous, » a dit le prince Napoléon : toute la situation est dans ce mot. Or la révolution sera invincible tant que le catholicisme et la liberté ne se seront pas sérieusement et solidement alliés, et nous sommes bien loin de cette entente si nécessaire.

Rien de nouveau à vous mander sur mon intérieur : depuis que je vous ai vue, j’ai été absorbé par mon travail sur le Père Lacordaire. Je suis heureux de vous avoir intéressée par ce récit, mais je vous trouve encore un peu froide pour lui : nous en causerons quand nous nous reverrons.

J’espère bien que Paris l’emportera sur les martyrs japonais. Je vous attends avant la fin de mars. Vous arriverez juste pour la réception du prince de Broglie à l’Académie : ce sera, peut-être, la dernière solennité de ce genre qu’il nous sera donné de voir, car l’Académie sera emportée avec tout le reste. Puis il vous faudra aller voir votre beau-frère à Londres où je compte aussi faire une excursion en juin. Dans tous les cas, écrivez-moi toutes vos hésitations et vos variations : maintenant que la glace est rompue, vous n’avez plus de prétexte pour vous taire. Etes-vous vraiment mieux ? Dieu le veuille. Croyez que peu de personnes vous sont plus affectueusement dévouées que votre serviteur et ami.


Paris, ce 18 mars 1862.

Très chère Comtesse, il me semble que je ne vous ai pas assez remerciée de votre dernière lettre. J’y pense sans cesse, et je crains que vous ne m’ayez trouvé trop froid ou trop indifférent dans ma réponse un peu pressée à cette marque si précieuse de votre amitié. Je crois que vous étiez tenue à avoir un peu d’amitié pour moi, puisque vous avez d’abord provoqué la mienne et que je vous l’ai donnée si entière. Mais vous n’étiez pas le moins du monde tenue de me révéler ainsi le fond de votre cœur, ni de me mettre au courant d’un secret dont je n’avais pas le moindre soupçon : il y a donc un acte de confiance spontané et généreux dont je suis profondément touché ! J’espère n’en être pas tout à fait indigne, mais j’aime surtout à y voir une preuve véritable du caractère sérieux et solide de votre bienveillance pour moi. J’y veux puiser un motif de ne jamais douter de vous, et je vous prie instamment de me rappeler cet engagement de ma part, s’il m’arrive encore de vous fatiguer de mes reproches sur votre silence ou votre oubli. Qui sait d’ailleurs si ce n’est pas vous qui me reprocherez un jour mon oubli et mon silence ? Je ne le crois pas, mais, hélas ! je ne saurais en répondre. Qui peut répondre de soi ou d’autrui ? Je vois chaque jour tant d’exemples étranges de la mobilité du cœur humain, que je n’ose plus compter sur le mien. Et cependant, en interrogeant le passé, en fouillant ces ruines amoncelées qui sèment le chemin de ma vie, comme de toutes les vies, j’y trouve un sentiment fidèle et tendre pour toutes les personnes que j’ai aimées, — même pour celles qui m’ont dédaigné ou abandonné, — à plus forte raison pour celles, en si petit nombre, qui, comme vous, chère Comtesse, m’ont témoigné une affection désintéressée. J’attends avec impatience d’autres nouvelles de vous et de votre cher oncle, surtout de vos projets pour ce printemps. Si je souhaite que la raison ne l’emporte pas dans ces projets, — car elle vous ramènerait à Appony et Dieu sait quand nous nous reverrons ! — je compte, d’après ce que vous m’avez dit, sur la prochaine arrivée du Comte Etienne. Je ne vois aucun de vos compatriotes ici, excepté le Comte Paul Esterhazy et sa femme : je ne comprends pas trop bien quelles sont les opinions politiques ou religieuses de cet Esterhazy, mais il est fort agréable. J’ai eu du Baron Eötvös une lettre bien triste : il regarde la situation des affaires en Hongrie comme déplorable et déclare que le rôle des hommes modérés comme lui est terminé. J’apprends avec douleur l’état désespéré du Prince Windisgrätz ; de tous les hommes que j’ai vus pendant le cours de mon voyage de l’année dernière, c’est celui qui a produit sur moi la plus vive impression. Je ne crois même pas avoir jamais rencontré quelqu’un qui eût à la fois autant de charme et de dignité. Je l’ai revu à Vienne après vous avoir quittée, et cette seconde rencontre a augmenté mon attrait pour lui, malgré la différence de nos opinions sur plusieurs points. Cette différence existe entre nous, chère Comtesse, mais j’espère qu’elle ne portera jamais atteinte à notre amitié. On peut voir sous des aspects différens tout ce qui nous entoure, et cependant sentir de même. Ce que je sens bien profondément, c’est que vous avez été très bonne pour moi et que vous m’êtes très chère. Je vous fatiguerai peut-être à force de vous le répéter, mais vous vous rappelez ce fameux passage de Lacordaire : « Il y a de ces mots... quand on les a dits une fois, il n’y a plus qu’une ressource, c’est de les répéter à jamais. » Adieu, et priez pour moi...


Rixensart près Bruxelles, ce 15 mai 1862.

Chère Comtesse, il me semble que c’est aujourd’hui votre fête, et bien que je ne trouve la Sainte-Sophie dans aucun de nos calendriers ordinaires, romain ou français, cependant je crois bien me souvenir que vous m’avez signalé le 15 mai comme le jour où on célèbre votre fête. Dans tous les cas, vous ne m’en voudrez pas de ce souvenir qui vous prouvera que je suis toujours fidèle à celui de vos bontés pour moi. Une année entière sera bientôt écoulée depuis les trois heureux jours que j’ai passés sous votre toit ; mais l’impression de ce bonheur si court n’est point affaiblie dans mon cœur, et sans avoir le droit de croire plus qu’un autre à la perpétuité des émotions ou des affections humaines, je me figure que l’absence, même la plus prolongée, ne nous rendra plus étrangers l’un à l’autre. J’ai donc bien prié pour vous à la Messe ce matin, et je voudrais pouvoir me dire que vous avez eu une pensée pour moi devant Dieu, en ce jour où vous avez été certainement encore plus en sa présence que de coutume. Mais vous êtes à Rome, entourée de mille objets plus intéressans les uns que les autres et de mille amis ecclésiastiques et laïques, et moi, au contraire, je vous écris du sein de la solitude la plus complète, d’un vieux petit château du Brabant où est le meilleur des parens de ma femme et où elle a elle-même des biens. Sous prétexte de visiter ces biens et à l’occasion de l’enterrement d’une tante, très vénérable et même très aimable, que nous venons de perdre, je suis venu m’enfermer tout seul dans ce vieux manoir, qui a un cloître comme un couvent et où je me plais infiniment, au moins pour quelque temps. Je pense comme M. de Tocqueville qu’on est très bien à la campagne, — surtout chez les autres, — car chez soi, on y est très tracassé et très souvent ennuyé par les voisins et les visiteurs. Vous devez en savoir quelque chose, chère Comtesse, dans votre bel Appony, où j’ai été si bien chez vous, mais dont le gouvernement ne doit pas être sans fatigue et sans difficulté. A propos d’Appony, je vous dirai que j’ai vu chez le Duc de Galliera, pendant leur court séjour, à Paris, le Comte Rodolphe votre beau-frère et son agréable femme[11]. Je les rencontrerais avec plaisir en Angleterre, où je compte aller, dès que ma charge de Directeur de l’Académie française sera terminée : cette dignité me vaut l’ennui d’avoir à faire un discours fastidieux et inutile sur les prix de vertu ! et me retiendra à Paris jusqu’à la fin de juin. Ce n’est pas sans un vrai chagrin que j’ai dû renoncer au bonheur de vous revoir ce printemps à Paris, mais je ne comprends que trop bien et j’approuve tout à fait les motifs qui vous ont retenue à Rome, et vous envie le vif intérêt que doit présenter en ce moment le séjour de cette ville unique.

Tout annonce que ce sera pour la dernière fois, de bien longtemps au moins, que la Cour pontificale fonctionnera dans cette splendeur incomparable qui lui est propre. Je n’admets pas un instant que le Pape veuille rester à Rome avec Victor-Emmanuel et consacre, même par sa résignation, le triomphe du sacrilège. Je regarde donc son prochain départ de Rome comme inévitable, et alors Rome déshonorée devra être évitée par tout catholique comme un mauvais lieu.

Je vous ai adressé un de mes meilleurs amis, M. Augustin Cochin, qui m’écrit qu’il vous a déjà vue et entretenue : vous ne sauriez, chère Comtesse, le trop rechercher. Je ne crains pas de vous affirmer qu’il est l’homme le plus distingué de sa génération, le vrai catholique ferme, intelligent, dévoué et éclairé, comme il en faut aujourd’hui. Il ne lui manque aucune qualité. Je suis très impartial en lui décernant ce suffrage, car sur plusieurs points nous ne pensons pas de même. Il est un peu trop moderne pour moi, du moins pour mon cœur, pas pour ma raison, qui lui donne raison contre moi-même. Je suis trop vieux pour n’avoir pas une certaine faiblesse d’habitude à l’endroit de la royauté et de l’aristocratie ; mais je sais et je vois que tout cela est condamné à disparaître irrévocablement, bien moins encore par la terreur révolutionnaire que par la stupidité morale et intellectuelle des princes et des nobles..

Le pouvoir temporel des Papes lui-même ne survivra, — s’il survit, — qu’à la condition d’une transformation radicale. Causez de tout cela avec M. Cochin : personne n’est mieux à même de vous éclairer sur cet avenir, qui doit tant vous intéresser à cause de vos fils. Je crains toujours que vos idées trop absolutistes ne produisent sur vos fils un effet diamétralement opposé à celui que vous désirez. Je viens de voir ce singulier résultat au sein de ma famille. Mme de ***, que vous connaissez peut-être et avec qui votre oncle Etienne s’est trouvé à Blankenberg, excellente et très intelligente du reste, a toutes vos passions anti-libérales. Elle s’est appliquée à les faire partager à ses enfans, Elle n’a réussi que pour sa fille. Son fils a complètement échappé, quoique élevé à la maison et avec les plus grandes précautions, mais par le seul fait de l’exagération des théories et des frayeurs de la mère.

Vous m’en voudrez, chère Comtesse, de ces observations, de ce retour sur un sujet que je crois avoir déjà abordé avec vous ; mais vous auriez tort de m’en vouloir, car je ne saurais vous donner une meilleure preuve de mon affection qu’en vous prévenant du danger que vous courez. Je vous aime assez pour risquer de vous déplaire, dans l’intérêt de ces chers enfans où vous avez concentré naturellement tout l’intérêt de votre vie et chez qui vous risquez de trouver le plus franc mécompte, si vous ne vous appliquez pas à leur faire enseigner le catholicisme avec toutes les aspirations légitimes de la société moderne et même du patriotisme magyar. Je n’ai pas avec moi votre dernière lettre ; mais je suis bien sûr d’y avoir remarqué quelques sentimens, qui m’autorisent à vous parler comme je le fais. Si vous reconnaissiez dans mon langage autre chose que la sympathie la plus désintéressée, vous me feriez grand tort. Je dis désintéressée, car je n’éprouve aucune envie de vous convertir : au contraire, vos dissentimens animent notre correspondance et me font d’autant plus apprécier l’honneur que vous m’avez fait en témoignant une bienveillance si active... à un libéral incorrigible tel que moi.

J’ai été blessé de votre froideur pour le Père Lacordaire ; j’espérais vous avoir touchée par mes récits sur lui et surtout par les extraits merveilleux de ses discours et de ses lettres. Il s’est plus d’une fois trompé, surtout en politique, comme nous nous trompons tous ; mais c’était ce qui manque le plus dans les rangs catholiques, c’était un homme, et quel cœur ! et non pas des fanatiques sans énergie comme sans esprit, courtisans d’un Césarisme idéal comme tous ceux qui, à Rome ou à Paris, respirent et admirent cet infect Parfum de Rome[12] qu’on vient de me faire lire, — en même temps que l’Église devant la Révolution par Crétineau-Joly, autre produit du même panier pour moi. J’aime surtout à lire les œuvres de mes adversaires, car cela est beaucoup plus utile et instructif que de se nourrir uniquement de ce qu’on approuve ; mais je suis sorti de cette double lecture avec une répugnance invincible.

Il m’a déplu que vous figuriez, sous le titre de la Comtesse (car c’est bien vous, je pense) dans cet affreux volume où Socrate et ensuite Dante sont tour à tour insultés, où l’on maudit jusqu’à la photographie au nom de la religion, et qui semble fait exprès pour détourner les catholiques d’avoir le sens commun et pour dégoûter les honnêtes gens d’être catholiques.

Chère Comtesse, vous allez me trouver d’une violence impardonnable, soit : grondez-moi, blâmez-moi, condamnez-moi, même en public, si vous voulez, pourvu que, dans le fond de votre cœur, vous ne m’en vouliez pas d’être ainsi à mon aise avec vous et de vous lancer à la tête ces élucubrations de ma solitude. Je vous ai déjà prévenue du danger que vous couriez de me rendre trop présomptueux. Dites-moi bien vite que vous me le pardonnez.


La Roche-en-Breny (Côte-d’Or), ce 29 septembre 1862.

Très chère Comtesse, me voici presque aussi coupable que vous, si ce n’est plus ! Voici deux mois que votre chère lettre du 19 juillet a été écrite, et je ne vous en ai pas remerciée ! Mais je prétends que nous ne saurions être coupables l’un envers l’autre, tant que nous serons vraiment amis. Je vous répète que je ne veux pas que notre correspondance soit une charge pour vous ; quand vous aurez autre chose à faire, vous ne m’écrirez pas, et je m’engage à ne jamais vous reprocher votre silence. Vous en agirez ainsi avec moi, j’en suis sûr ; car vous êtes d’un naturel moins exigeant et moins défiant que moi. Je compte donc sur votre indulgence, encore plus que je ne l’invoque. Ce qui m’a surtout touché dans votre lettre, c’est de voir que l’anniversaire de notre visite à Appony, ne vous avait pas échappé ! Pour moi, j’incline à croire que le souvenir de cette fête de la Saint-Jean, et de ces trois heureux jours passés sous votre toit, ne s’effacera jamais de mon cœur, bien que je sois à l’âge où l’on ne peut plus répondre de sa mémoire ni de rien. Tous les incidens de cette visite me sont restés présens, et infiniment chers, comme aussi toutes les marques de sollicitude et de bienveillance que vous m’avez prodiguées avant cette visite, et qui ont fait tout l’agrément de notre voyage en Hongrie. Pourquoi vous êtes-vous intéressée ainsi à moi ? Voilà ce que je me demande souvent, car enfin il est certain que, si nous sommes d’accord sur beaucoup de points, il en est d’autres qui nous séparent. Vous êtes, à mes yeux, la personnification de l’ancien régime, du vieux système absolutiste, fondé sur l’alliance du trône et de l’autel ; vous en êtes la personnification gracieuse, aimable et noble. Pour moi qui ai toujours combattu et détesté ce système, presque autant que le despotisme révolutionnaire, j’ai été charmé de rencontrer en vous une avocate intelligente et généreuse de la cause que je n’aime pas. Vos lettres me plaisent précisément par le côté où vous me contredisez ; il m’est non seulement agréable, mais très utile de vous entendre abonder dans un sens qui n’est pas le mien ; car il n’y a rien de plus salutaire que la contradiction, quand elle vient d’un cœur aimant et sincère. Voilà mes motifs ajoutés à la reconnaissance et surtout à l’attrait personnel que vous m’inspirez, pour désirer vivement la durée de notre relation épistolaire ; vous ne sauriez avoir les mêmes, et je crains toujours d’être un ennui, et un embarras dans votre vie. Je veux donc par-dessus tout ne pas vous importuner au sujet de la correspondance ; je veux seulement que vous pensiez quelquefois à moi, comme à quelqu’un qui pense très souvent à vous, et qui vous veut tout le bien possible. Il est doux, ce me semble, de pouvoir se dire que nous avons au loin, très loin de nous des âmes qui s’intéressent à nous et qui vivent plus ou moins de notre vie. C’est dans cette pensée que je trouve surtout « cette petite goutte de joie, » comme dit Bossuet en son magnifique langage « qui nous est restée pour rendre la vie supportable, et tempérer par quelque douceur ses amertumes infinies. »

J’ai trouvé votre longue et intéressante lettre, — pas trop longue, notez bien, — à mon retour d’Angleterre et d’Ecosse, où je suis resté six semaines et dont je suis revenu, comme toujours, fort enthousiaste de la grandeur virile du peuple anglais, malgré ses crimes, et fort satisfait de voir les monumens et sites historiques que j’y ai visités pour la suite de mon travail monastique. J’ai été, beaucoup plus que je ne l’avais encore fait, à la campagne et me suis arrêté chez plusieurs familles protestantes et catholiques, entre autres chez lord et lady Campden, que vous connaissez, je crois, et qui sont de très bons amis à moi, puis chez lord Fielding, autre converti, très actif et très dévoué. J’ai vu de près ce confort et cette magnificence anglaise, qui n’a pas de rivaux sur le continent. J’ai été fort bien reçu partout, mais nulle part, j’ai à vous le dire, chère Comtesse, je n’ai trouvé cette exquise, et expansive cordialité, qui a fait de votre accueil à Appony un point si lumineux dans ma vie. Je dois ajouter que nulle part non plus, pas même chez les plus grands seigneurs, tels que les ducs de Norfolk, de Northumberland, de Roxburghe, je n’ai vu une pièce si belle et si bien disposée que la Bibliothèque d’Appony. Ce qui m’a le plus intéressé, c’est ma visite chez la Duchesse de Norfolk, veuve de cet ami dont j’ai parlé en quelques pages que vous trouverez à la fin du sixième volume de mes œuvres. Le duc, mort à quarante-cinq ans, m’avait témoigné pendant les quinze dernières années de sa vie une amitié à toute épreuve et dont il m’avait donné des témoignages tout à fait hors ligne. Né catholique, et appelé par sa naissance à occuper le premier rang après la maison royale, il avait été très mal élevé. A trente ans, la grâce l’a touché, il est venu à Paris suivre les stations des R. P. Ravignan et Lacordaire à Notre-Dame, et, à partir de ce moment, il a vécu comme un saint. Il avait fini par se séparer tout à fait du monde, de la vie publique, et même de sa famille, pour vivre dans la retraite avec sa foin me et ses neuf enfans. C’était un modèle d’amour conjugal. Il avait converti sa femme ; aussi me disait-elle avec un élan délicieux de tendre reconnaissance : « Je lui dois bien plus que vingt ans de bonheur, je lui dois mon âme, » et elle ajoutait que l’amour inspiré par ses onze enfans (elle en a perdu deux) n’est rien auprès de celui dont elle est encore tout embaumée par ce cher mari. Il s’est vu mourir pendant six mois, et pendant ce temps, il n’a jamais exprimé le moindre désir de revenir sur le sacrifice, mille fois renouvelé, de sa vie et de son bonheur. On ne voyait sur sa figure que l’expression d’un sourire déjà céleste. Pendant ses longues nuits d’insomnie, la duchesse restait toujours couchée près de lui, la main dans la main, causant ensemble de leur bonheur passé et du bonheur éternel. Aussi sa dernière parole a été : « Sweet wife. » Mais elle, avec un héroïque dévouement, ne voulant pas que la dernière pensée de son mari fût pour elle, lui fit répéter les trois noms sacrés de Jésus-Marie-Joseph, et il expira en disant : « Marie ! oui, Marie, ma mère. » Ces récits m’ont rappelé les vôtres, et j’ai pensé qu’il ne vous déplairait pas d’en avoir quelque idée. Si jamais vous retournez en Angleterre, rappelez-vous qu’il y a, dans ce magnifique et célèbre château d’Arundel, une vraie veuve chrétienne, veillant avec ses neuf enfans auprès du tombeau d’un vrai saint. Personne ne vous en parlera que moi, car le duc avait beaucoup déplu à cette fière aristocratie anglaise dont il était le membre le plus élevé, en dignité, par son excessive humilité, et la duchesse, s’étant toujours effacée comme lui, est demeurée presque inconnue du monde.

J’ai vu à Londres votre neveu, le comte Alexandre Apponyi[13], qui m’a beaucoup plu par son patriotisme hongrois, car vous savez que je fais grand cas de ce sentiment. Je m’incline avec un tendre respect devant les Saints comme le Duc de Norfolk. Mais je me détourne avec douleur de la mollesse et de la bêtise de ces gentilshommes, comme il s’en trouve par milliers dans la noblesse française, belge, allemande, qui, élevés par leurs parens ou par des prêtres dans une ignorance et une inintelligence complètes des conditions de la société moderne, ne servent de rien, ni à la religion, ni à leur pays, ni à eux-mêmes. Je vous plains profondément d’avoir perdu cet abbé, qui m’avait beaucoup plu. Dieu veuille que vous puissiez le remplacer convenablement !

Je vous envie beaucoup, chère Comtesse, le bonheur d’avoir été à Rome pendant cette grande et belle réunion des évêques. J’ai eu tout de suite des détails précieux sur cette solennité par l’évêque d’Orléans, chez qui j’ai été à mon retour d’Angleterre, et qui va venir passer dix jours ici, samedi prochain. Vous aurez joui des dernières splendeurs de la Rome Papale, car il est évident, d’après les dernières publications du Moniteur, que notre nouveau Charlemagne, comme l’appelaient sottement nos évêques impérialistes, veut démolir l’œuvre du vrai Charlemagne. Nous verrons le Pape exilé, errant de par le monde, comme tant de ses prédécesseurs, mais au sein d’une Europe bien au-dessous de celle d’autrefois. Ce spectacle sera du reste, j’en ai la confiance, fécond en consolations, et en réparations. L’Église avait besoin de cette épreuve pour remonter à la hauteur de son auguste mission, au milieu de cette société moderne qui ne la comprend pas, et qu’elle ne comprend pas non plus, mais que l’on essayerait en vain de ramener dans les voies du passé. Outre l’évêque d’Orléans, j’attends ici le prince de Broglie, notre ami, comme M. de Falloux et M. Cochin. Nous délibérerons ensemble sur ce qu’il conviendra de faire, ou plutôt de dire pour protester contre l’odieuse iniquité qui va se consommer.


MONTALEMBERT.

  1. La comtesse Sophie Apponyi était née comtesse Sztaray ; son père était le comte Albert Sztaray, sa mère était la comtesse Marie Karolyi ; elle était veuve du comte Jules Apponyi, fils du comte Antoine Apponyi, ambassadeur à Paris de 1824 à 1848, et de la comtesse Thérèse Nogarola.
  2. La famille, qui porte le même nom, est issue de la tribu (souche ou gens) « Pécz, » laquelle, entrée en Hongrie avec Arpad, s’était fixée dans le comitat de « Gyor. » Au commencement du xiiie siècle, les membres de cette tribu possédaient des propriétés considérables dons diverses parties du royaume et étaient investis des charges et dignités les plus élevées ; l’un d’eux, nommé Pierre, fit entrer dans sa famille le domaine des Cseklészpar son mariage avec l’héritière de ce domaine. En 1392, par un contrat passé avec le roi Sigismond de Luxembourg, Pierre échangea Cseklész contre le château fort, les forêts et les domaines d’Appony où les rois de Hongrie habitaient dans le temps pour y chasser (et en adopta quelques années plus tard le nom Apponyi, que sa descendance a conservé jusqu’à nos jours.
  3. Le comte Louis Apponyi, premier maréchal de la Cour de Sa Majesté impériale et royale apostolique pour la Hongrie.
  4. La comtesse Antoine Apponyi, veuve de l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Paris
  5. La comtesse Marie, fille d’Antoine et de Thérèse Apponyi, qui épousa en première noces le comte Albert Esterhazy et en seconde noces le baron Victor Wenkheim.
  6. Le comte Etienne Karolyi, frère de la mère de la comtesse Sophie. — Son petit-fils le comte Laszlo Karolyi épousa en 1898 Fanny Apponyi, ma fille et la petite-fille de la comtesse Sophie Apponyi.
  7. Le comte Georges Apponyi, chancelier, père du comte Albert Apponyi.
  8. Le comte Rodolphe Apponyi était alors ambassadeur d’Autriche-Hongrie en Angleterre.
  9. Le comte Antoine Szécsén, qui était ministre, ambassadeur et maréchal de la Cour, père du comte Szécsén, ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Paris.
  10. Le baron Joseph Eötvös, aussi célèbre par le rôle qu’il a joué dans la politique de la Hongrie que comme écrivain, vécut beaucoup en France, où il subit l’influence du romantisme français. — Son premier livre politique a été la Réforme des Prisons. Il fut à deux reprises ministre des Cultes et de l’Instruction publique, — la première fois dans le premier ministère responsable en Hongrie, 1848-1849, puis en 1867. Son petit-fils (fils de sa fille Yolante), le baron Josef Inkey, épousera en 1908 Thérèse Apponyi, ma fille et la petite-fille de Sophie Apponyi, l’amie de Montalembert.
  11. Née comtesse Benchendorff.
  12. Œuvre de Louis Veuillot.
  13. Le comte Alexandre Apponyi, un des premiers Bannerets de la Hongrie, Grand Trésorier, est aujourd’hui l’un des plus anciens membres de la Société des Bibliophiles français.