Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo/V

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Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo
La Revue de Paris12e année, Tome 1 (p. 88-108).
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V


le calvaire de victor hugo


Dans ce récit, – où l’on essaie de renouer les faits et de retrouver les sentiments, – pour remplir les intervalles des lettres, il n’y a eu jusqu’ici qu’à louer et à plaindre. Les deux amis souffrent, l’un avec désespoir et remords, l’autre avec dignité et bonté ; tous deux sont dignes d’admiration et dignes de pitié. Les choses vont malheureusement changer ; on va sortir de la sphère idéale, on va se heurter aux tristes et brutales réalités des passions et de la vie.

La condition essentielle de notre enquête est l’impartialité : nous sommes obligés de dire que le premier tort – un tort grave – est venu de Victor Hugo.

Les lettres de Sainte-Beuve, qu’on vient de lire, ces lettres d’amour éperdu, on a vu, par les billets de Victor Hugo, qu’il les avait données à lire à sa femme. Il avait en celle qu’il aimait et dont il était aimé une confiance absolue, une confiance inaltérable, et, sans doute, il avait raison ; il n’en est pas moins vrai qu’il jouait là un jeu aussi dangereux que généreux et qu’en exposant une âme sensible et délicate à la contagion de cette fièvre il commettait une grave imprudence. La pureté n’est pas la froideur, et quelle est la femme, fût-elle la plus honnête du monde, qui n’eût été touchée d’un pareil amour ? De plus, celui qui écrivait ces lettres enflammées était depuis deux ans pour elle l’ami le plus dévoué et le plus tendre ; il était aussi son converti, et cette âme, qu’elle eût voulue pour l’instant moins ardente, c’était elle un peu qui l’avait refaite. Il ne faut donc pas s’étonner si elle pensait à l’absent, si elle le plaignait, si Victor Hugo la surprit parfois en pleurs à cause de lui. Elle était, d’ailleurs, le cœur le plus sincère et le plus ingénu, elle le resta toute sa vie, elle était incapable de dissimulation : elle ne dut cacher ni ses larmes ni la cause de ses larmes.

Pour la première fois, Victor Hugo crut sentir qu’il y avait peut-être là quelque chose de plus que de l’amitié et qu’il serait possible que celle qui était tout pour lui cessât d’être à lui tout entière. Il devint jaloux.

Tous les sentiments étaient excessifs dans cette âme hors mesure, et surtout la jalousie. Il l’avait éprouvée avec une violence extrême pour sa fiancée, à plus forte raison pour sa femme. Rien que le doute lui était insupportable. Sainte-Beuve venait rarement, mais enfin il venait quand il voulait : dans sa compassion, Victor Hugo lui-même l’avait engagé constamment à venir. Qu’avait-il donc à faire, le véridique et loyal grand homme ? Rester dans leur commun diapason d’abnégation et de dévouement, confesser en toute sincérité à Sainte-Beuve sa jalousie et son tourment, puis s’en remettre à lui, le faire juge, le faire maître, le laisser décider seul des moyens de rendre à son ami la tranquillité d’esprit si nécessaire à son travail. Sainte-Beuve ému n’eût pas voulu demeurer au-dessous de Victor : il eût spontanément renoncé, au moins pour un temps, à voir madame Victor Hugo, ce qui n’était plus d’ailleurs pour lui qu’une occasion de souffrir, et il se fût volontairement éloigné, satisfait de lui-même et fier de son sacrifice. – Voilà la conduite qu’aurait conseillée à Victor Hugo son cœur ; mais il en suivit une autre, et bien différente, que lui suggéra son orgueil.

Il vit Sainte-Beuve et lui représenta, sans doute, avec tous les adoucissements possibles, que son mal, au lieu de s’améliorer, s’aggravait et que cette situation sans issue était intenable. Sa femme et lui Sainte-Beuve étaient les deux êtres qu’il aimait le plus au monde et il les avait jusque-là confondus dans son cœur ; mais il voyait le moment cruel où il serait obligé de choisir entre lui et elle ; il n’en voulait cependant rien faire, il ne se targuerait pas de son droit de mari, il était de ceux qui reconnaissent le droit supérieur de l’amour, et il proposait à Sainte-Beuve de laisser sa femme elle-même choisir entre eux s’il n’était pas le préféré, c’est lui qui s’inclinerait, lui qui ferait ce que voudrait Sainte-Beuve. Il se donnait là le beau rôle et il fallait admirer sa grandeur d’âme !

Il va sans dire que Sainte-Beuve refusa de tenter l’épreuve et se déclara vaincu d’avance. Il se retira donc, mais mécontent, blessé à la fois dans son amour-propre et dans son amour.

Il chercha quelque diversion puissante et il la trouva aussitôt. Son ami Pierre Leroux prenait la direction du Globe, qui allait désormais se consacrer à la doctrine saint-simonienne. Sainte-Beuve y demanda sa place, rédigea d’emblée le préambule et le programme du journal renouvelé, et brusquement, avec son étonnante souplesse, se fit, de romantique, saint-simonien.

Victor Hugo, lui, qui de bonne foi s’imaginait avoir été magnanime, avait gardé sur Sainte-Beuve toutes ses illusions ; il l’aimait sincèrement, profondément ; il croyait lui avoir à jamais communiqué sa flamme et sa foi ; il avait la ferme et candide assurance que, l’amoureux écarté, il allait conserver l’ami. Il ne l’avait pas laissé partir sans lui faire promettre qu’ils s’écriraient, qu’ils se verraient au dehors, qu’ils ne cesseraient pas de s’aider l’un l’autre dans le bon combat qu’ils combattaient ensemble depuis des années. Il saisit le premier l’occasion de servir utilement son ami.

Buloz, qui fondait alors la Revue des Deux Mondes et manifestait l’intention de l’ouvrir à toutes les jeunes gloires littéraires de l’époque, vint tout d’abord frapper à la porte de l’auteur d’Hernani et de Notre-Dame de Paris, qui allait paraître et dont déjà l’on faisait grand bruit. Victor Hugo l’accueillit à merveille et lui promit son concours ; seulement, ce concours ne pourrait être que fort intermittent ; il y avait une collaboration plus active et plus précieuse qu’il lui conseillait de s’acquérir sur-le-champ, celle du premier critique de l’époque : Sainte-Beuve. Et il se hâta d’annoncer à Sainte-Beuve la visite de Buloz par un billet qu’il signait : « Votre éternel ami », et où il se plaignait doucement de ne l’avoir pas revu.

Sainte-Beuve, en effet, n’avait pas pris avec lui de rendez-vous, ne lui avait pas écrit, ne lui avait pas donné signe de vie. Il reçut M. Buloz, il s’entendit avec lui, et c’est par cette porte qu’il entra à la revue où il devait acquérir sa place définitive ; mais il ne remercia pas Victor Hugo. Qu’y avait-il ? Victor Hugo commençait à s’inquiéter. Un jour qu’il devait aller à l’Odéon avec sa femme, il envoya un mot à Sainte-Beuve, qui « serait mille fois aimable de venir les y rejoindre ». – Une loge de théâtre était un terrain neutre où il serait peut-être bien aise de retrouver ses amis. – Sainte-Beuve ne vint pas et ne s’excusa même pas de n’être pas venu.

Victor Hugo, tout à fait inquiet, lui écrivit :


« ce dimanche 13 [mars 1831].

» Je ne vous ai pas vu hier soir, mon ami, et vraiment, ç’a été un chagrin. J’ai tant de choses à vous dire, tant de peines que vous me faites à vous conter, tant de prières à vous faire, mon ami, du plus profond de mon cœur, pour vous, Sainte-Beuve, qui m’êtes plus cher que moi, j’ai tant besoin que vous me disiez encore que vous m’aimez pour le croire, qu’il faudra que j’aille un de ces matins vous chercher et vous prendre pour causer longuement, profondément, tendrement, de toutes ces choses avec vous ! N’avez-vous pas quelquefois l’idée que vous vous trompez, mon ami ? Oh ! je vous en supplie, ayez-la, c’est la seule prise qui me reste peut-être encore sur vous. Nous en causerons, n’est-ce pas ?… »

Victor Hugo terminait en annonçant à Sainte-Beuve l’envoi prochain de Notre-Dame de Paris et lui demandait si, après avoir lu ce roman, il voudrait en rendre compte dans le Globe.

Sainte-Beuve répondit enfin, deux ou trois jours après. Sa lettre éclaire en sa faveur un point sur lequel, avant de la connaître, on pouvait l’accuser. Oui, il a raison : Victor Hugo, sans le vouloir, il est vrai, et sans le savoir, avait manqué envers lui, à un moment décisif, « d’abandon, de confiance, de franchise ». N’importe ! pour répondre à la lettre si cordiale et si tendre de Victor Hugo, on trouvera peut-être l’explication de Sainte-Beuve un peu sèche et un peu dure. Joseph Delorme, amer et douleur, y reparaît :


[Mars 1831.]

Mon cher ami, j’ai été moi-même très fâché de ne pas vous avoir vu l’autre jour. Je vous aurais rejoints à l’Odéon s’il n’avait pas été trop tard. Nous aurions en effet, mon ami, énormément de choses à nous dire ; et je vous avoue que je ne sais si nous n’en aurions pas trop, maintenant, pour nous y engager jamais. Mon affection pour vous et tout ce qui vous touche, mon admiration pour votre génie, sont chez moi des sentiments invariables. Mais vous dire que cette affection est restée la même que ce qu’elle a été, vous dire que cette admiration est demeurée en moi comme un culte intérieur, domestique et de famille, ce serait vous mentir, et je vous le répéterais vingt fois que vous ne le croiriez pas. Je vous admire et je vous admirerai toujours comme la plus grande chose littéraire du temps en France et plus j’y réfléchirai, plus je trouverai de motifs légitimes à cette admiration ; mais l’objet en est hors de moi, mais le sentiment n’en est plus chez moi instinctif et aussi essentiel que la vie. – Ceci est triste, mais, je crois, fatal. Vous auriez tort d’y voir simplement l’influence de certaines idées qui m’ont été inoculées depuis quelques mois. Ces idées peuvent y être pour quelque chose, mais leur action sur moi n’a été que consécutive à un fait moral que nous n’avons que trop ressenti, moi du moins. C’est dans les obscurités mystérieuses de ce fâcheux accident qu’il me faudrait chercher toutes les réponses aux questions que vous pourriez me faire sur mes sentiments actuels à votre égard. Quelque coupable que j’aie été envers vous et que j’aie dû vous paraître, j’ai cru, mon ami, que vous-même aviez eu alors envers moi des torts réels dans l’état d’amitié intime où nous étions placés, des torts par manque d’abandon, de confiance, de franchise. Mon dessein n’est pas de remuer ces tristesses. Mais toute la plaie est là.

Votre conduite, aux yeux de l’univers, si vous l’exposiez, serait irréprochable ; elle a été digne, ferme et noble ; je ne l’ai pas trouvée à beaucoup près aussi tendre, aussi bonne, aussi rare, aussi unique, qu’elle pouvait l’être dans l’état d’amitié unique où nous vivions. – Depuis ce temps, je ne suis plus de votre famille, de votre intérieur ; je n’en puis plus être ; je suis retombé après bien des déchirements, vis-à-vis de vous, dans un état intellectuel et d’amitié extérieure ; je ne suis plus un membre de votre être, une fonction de votre vie. Croyez que mon cœur a bien saigné et qu’il en saigne encore quand il souffle dans l’air un certain vent du passé qui rouvre les plaies et fait mourir. – Mais qu’y faire ?…

C’est dans ces dispositions morales que les idées saint-simoniennes me sont survenues ; distraction puissante ; je m’y suis livré ; le rapport qu’elles avaient avec mes variations et mes égarements antérieurs était déjà un lien ; j’ai cru y voir un dernier progrès, une assiette, un couronnement à ma vie si agitée et toujours croulante. J’ai par moments beaucoup de doutes, non pas sur tel ou tel point en particulier mais sur tous ces systèmes généreux qu’on croit répondre à la loi des choses, et j’ai des quarts d’heure de scepticisme absolu et universel. Vous auriez par là une large prise sur moi ; mais pour me ramener où j’étais vis-à-vis de vous, mon ami, à ce que je regretterai éternellement, que faire ?

Cela est si vrai que dans tout ce que vous m’écrivez, et dans tout ce que je vous écris, nous n’osons même aborder par son nom le sujet vrai et si adorable de toute cette dissension.

L’extrait du roman dans le Globe n’aurait pu paraître ; il aurait fallu un jugement en tête à cause de l’orthodoxie du journal, et ce jugement aurait été prématuré. Je serais heureux de faire l’article moi-même ; on me presse là-bas, vous paraissez le désirer ; et, au milieu de mes anxiétés, j’en ai aussi un vif désir. – Je lirai, je causerai avec eux, nous causerons tous les deux ensemble, et si je puis tout concilier avec ce que je sentirai éternellement pour vous, personne et génie, je ferai.

Adieu, tout à vous, mon ami.

Sainte-Beuve

Présentez, s. v. p., mes respects à madame Hugo.

Cette lettre semble avoir atteint au cœur Victor Hugo. Ainsi, entre Sainte-Beuve et lui, ce ne serait plus seulement la séparation, ce serait la brouille ? Avait-il donc tout à fait perdu cet ami ? Il laisse passer quelques jours et il lui écrit :


« Ce vendredi 18 mars 1831.
» Mon ami,

» Je n’ai pas voulu vous écrire sur la première impression de votre lettre, Elle a été trop triste et trop amère. J’aurais été injuste à mon tour. J’ai voulu attendre plusieurs jours. Aujourd’hui, je suis du moins calme, et je puis relire votre lettre sans raviver la profonde blessure qu’elle m’a faite. Je ne croyais pas, je dois vous le dire, que ce qui s’est passé entre nous, ce qui est connu de nous deux seuls au monde, pût jamais être oublié, surtout par vous, par le Sainte-Beuve que j’ai connu. Oh ! oui, je vous le dis avec plus de tristesse encore pour vous que pour moi, vous êtes bien changé ! Vous devez vous souvenir, si vos nouveaux amis n’ont pas effacé en vous jusqu’à l’ombre de l’image des anciens, vous devez vous souvenir de ce qui s’est passé entre nous dans l’occasion la plus douloureuse de ma vie, dans un moment où j’ai eu à choisir entre elle et vous ; rappelez-vous ce que je vous ai dit, ce que je vous ai offert ce que je vous ai proposé, vous le savez, avec la ferme résolution de tenir ma promesse et de faire comme vous voudriez ; rappelez-vous cela, et songez que vous venez de m’écrire que dans cette affaire j’avais manqué envers vous d’abandon, de confiance, de FRANCHISE ! Voilà ce que vous avez pu écrire trois mois à peine après. Je vous le pardonne dès à présent. Il viendra peut-être un jour où vous ne vous le pardonnerez pas.

» Toujours votre ami malgré vous.

» v. h. »


Voici la réplique de Sainte-Beuve :


[3 avril 1831.]

J’ai moi-même eu besoin d’attendre bien des jours, avant de vous répondre, mon ami ; votre lettre m’a paru bien sévère et je me suis demandé si la mienne avait mérité une réponse si triste pour moi. Mais je suis venu à bout de moi, et telle qu’est votre lettre, je l’accepte entièrement et cordialement. Entre amis comme nous l’avons été, des paroles sévères peuvent être reçues sans honte ; et toutes les révoltes d’amour-propre qui ont eu lieu dans mon cœur à ce sujet, et que je vous confesse avoir été violentes, sont aujourd’hui tout à fait apaisées dans un sentiment de repentir que je vous prie de recevoir à votre tour avec clémence et générosité.

Il n’était pas entré dans ma pensée de vous offenser le moins du monde dans ma lettre ; l’expression m’en avait paru triste et douloureuse, mais sans aigreur ; je vous avais dit sincèrement là où était ma plaie : qu’il n’en soit plus question entre nous, mon ami ; car vous l’êtes toujours, non pas malgré moi, je vous jure comment avez-vous pu croire que j’avais voulu ne plus être le vôtre ?

Qu’il y ait eu refroidissement, déchirement, froissement entre nous, comme vous voudrez l’appeler, c’est malheureusement incontestable. Mais, l’amitié a des degrés et je me contenterai avec joie, orgueil et reconnaissance, de la moindre place que vous voudrez me conserver.

Une prière seulement. Si vous savez maintenant et si vous croyez qu’il y a entre nous, comme cause de déchirement, autre chose que les idées saint-simoniennes, insistez-y moins dans la conversation avec moi, je vous prie ; si je croyais cela, j’irais vous voir pour vous prouver que j’accepte votre pardon. Mais je crains toujours que ces malheureuses idées qui cachent autre chose pour moi ne m’impatientent et ne renouvellent les tristes discussions dont je rougis.

Vous me blâmez, je le sais, de n’avoir point parlé du roman, mais l’opinion qu’il faudrait exprimer ne sortira jamais de ma plume, avec quelque assaisonnement de louanges que ce soit. Quant aux extraits, il aurait fallu une tête, une demi-colonne, et, même dans ces courtes lignes, j’aurais été obligé par le journal de glisser quelques mots qu’il ne me convient pas d’écrire de vous.

Il est possible que j’entre plus avant dans le saint-simonisme. Mais est-ce donc une barrière entre nous ? Si je devenais tout à fait saint-simonien, je deviendrais meilleur, croyant en Dieu, moral, aimant les hommes. Si je suis si méchant, si passionné, si inégal, c’est que je suis livré aux caprices de mon misérable cœur.

Dites-moi, mon ami, puis-je aller vous serrer la main ?

Sainte-Beuve

Victor Hugo répondit dès le lendemain :

« Ce 4 avril [1831].

» C’est moi, mon ami, qui veux aller vous voir, vous remercier, vous serrer la main. Votre lettre m’a causé une vive et réelle joie. Croyez, mon ami, du moins je l’éprouve, qu’on ne se défait pas si vite d’une vieille amitié comme la nôtre. Ce serait un profond malheur que de pouvoir vivre après la mort d’un si grand morceau de nous-mêmes.

» Victor Hugo.


» Vous viendrez dîner un de ces jours avec nous, n’est-ce pas ? »

Ce post-scriptum rouvrait à Sainte-Beuve la maison de Victor Hugo, et il est certain qu’il y retourna. Mais il partait, quelques jours après, pour un voyage en Belgique.

Il écrit de Bruxelles à Victor Hugo :


Bruxelles, ce 14 avril 1831.

Mon cher ami, j’ai beaucoup pensé à vous depuis mon départ de Paris ; je me suis rappelé quelle part vous avez toujours eue jusqu’ici dans tous mes voyages et dans toutes mes absences, lorsque je suis allé en Angleterre, lorsque je suis allé sur les bords du Rhin, ou en Normandie ; et j’ai senti avec une joie vive et profonde que vous occupiez encore en moi une large place, et que je tenais encore à vous par des liens que je n’ose dire aussi forts que ceux d’autrefois (quoiqu’ils le soient redevenus de mon côté et que j’espère que mes fautes ne les aient pas trop relâchés du vôtre) mais au moins par des liens qui ne se rompront plus puisqu’ils ont résisté à la plus redoutable épreuve. J’ai songé avec une joie sincère que j’étais encore votre ami, et que pourtant, après tout ce que j’avais fait d’insensé, d’aigre et de violent, j’avais mérité de ne plus l’être ; j’ai été heureux, je vous jure, de cette idée que je vous avais bien quitté et que je n’emportais pas un remords attaché à votre souvenir. Chaque tour gothique, chaque flèche d’église, chaque hôtel de ville que j’ai rencontré sur ma route n’a pas été pour moi un monument funèbre de notre amitié, un témoignage accusateur de mon ingratitude envers celui qui m’avait révélé la clef de cette poésie et la pensée de ces vieux âges. Je suis depuis quelques jours à Bruxelles. J’ai vu l’hôtel de ville et Sainte-Gudule. L’hôtel de ville surtout est rare et admirable au milieu de cette place où chaque maison montre encore son pignon en façade, orné, ciselé, décoré à la flamande et à l’espagnole. Pourtant, quoique je me plaise à cette vue et que j’en aie quelque intelligence vague et confuse, je sens bien que le guide n’est pas là, que l’interprète me manque et qu’il y a longtemps que je ne me suis aimanté à ses paroles et à ses regards.

Oh ! mon ami, je vous le dis d’ici en toute quiétude de cœur, en toute timidité d’âme, en toute plénitude d’effusion, et en étant moi-même, autant que je le puis être, il ne s’est rien brisé d’essentiel entre nous ; l’aigreur qui est venue de moi n’a été qu’à la surface et comme un dépit de maîtresse. Je suis à vous autant que jamais, à vous, homme loyal et fort, à vous, caractère constant et inébranlable, à vous, dont les opinions, même quand je ne les adopte pas, me passent sur la tête et me réduisent à admirer.

Il y a une chose dont j’ai à vous parler ; je ne l’ai pas fait là-bas ; c’est de votre roman. Mon avis sincère est ceci : j’y distingue 1o l’expression fondamentale, générale, s’appliquant à tout, le style ; 2o la couleur locale, le sentiment historique, la forme architecturale se détachant en saillie et encadrant le reste ; 3o les caractères et personnages qui sont en jeu ; 4o les groupes ou l’action résultant du jeu de ces personnages (pardon de cette sèche analyse, mais c’est pour plus de brièveté). Eh bien, quant au style, je le trouve unique, merveilleux, inventé en tout et pour tout, fin, fort, souple, colossal, opulent. S’il pèche, c’est par excès de qualité en tout sens, et parce qu’il est à trop haute dose tout ce qu’il est. 2o Quant à la couleur historique, merveilleuse encore ! Science, imagination, reconstruction vivante et au point de vue de l’art d’un passé déjà inconnu. – Je n’y trouverais à redire que la saillie excessive de toutes les parties du cadre, et l’absence des intervalles ordinaires et plus prosaïques qui tempèrent l’admiration dans la réalité. L’interprétation fantastique, si chère à l’antiquaire artiste, me paraît aussi l’emporter un peu trop souvent sur l’interprétation pieuse du croyant ou du moins de l’homme qui regrette la croyance – pour préciser, je n’aime pas que vous disiez de Quasimodo qu’il est l’âme de la cathédrale ; l’âme de la cathédrale, même avec sa fantaisie, ses grotesques et son portail hermétique, cette âme, c’eût été, selon moi, un Ange, avec quelque tache peut-être aux pieds ou aux ailes, avec quelque brûlure que lui aurait faite au doigt une étincelle échappée du fourneau de Nicolas Flamel ; mais c’eût été en somme un Ange chrétien, beau, fort, triste et grave dans sa prière éternelle. – 3o Les caractères sont créés et ineffaçables ; le prêtre est sublime de vérité et de profondeur, la petite Esmeralda est une merveille, la mère a des accents à faire pleurer les voix les plus viriles qui les voudraient prononcer. Le seul défaut ici, selon moi, c’est que quelques-uns de ces caractères, tout en tenant toujours par une observation vraie à la nature humaine, tout en se rattachant au tissu de cette nature, en traversent trop fréquemment la trame dans un sens ou dans un autre, dessus et dessous, en féerie ou en grotesque, vers le ciel ou vers l’enfer. Alors vous êtes plus volontiers vertical qu’horizontal par rapport à la trame humaine. – 4o Enfin vient l’action ; tout ce qu’elle a de fort, de dramatique, d’artistement édifié et architecturé, vous pouvez croire que je le sens et que je l’admire. Je ne vous ferai donc que ma critique. Vous rappelez-vous ce soir où je vous priais de nous dire si l’âme de la Esmeralda était sauvée ? Voici ce que j’entendais par là à une époque encore catholique (quoique Luther fût déjà né), avec le dogme de l’enfer et les foudres de l’excommunication à une époque encore féodale (quoique Louis XI y portât déjà la cognée), avec la guerre, la violence, et Montfaucon vous nous avez peint surtout le côté violent, sombre, déchirant, la face lugubre du catholicisme et par laquelle il touchait à la société brutale du dehors : le bûcher, la haine de l’hérétique et du maudit, vis-à-vis du gibet et de la guerre à mort de Louis XI contre les seigneurs ; ceci est bien ; mais n’aurait-il pas fallu pour compléter le tableau, pour illuminer d’en haut l’action, y faire luire le flambeau de foi qui n’était pas éteint alors, l’idée de cette vie éternelle à laquelle tous croyaient ; nous montrer cette espérance consolante du paradis et de la cité de Dieu, non pas en votre propre nom, mais dans les bouches et dans les vœux d’agonie de vos personnages ? En ce sens, je comprends que M. de Lamennais vous ait reproché de n’avoir pas été assez catholique. – Voilà tout ce que j’avais à vous dire en fait de critique ; quant aux éloges, ils ne tariraient pas. Mais comme je ne vous avais pas parlé là-bas de votre livre et que vous saviez combien j’avais dû y penser, je me serais reproché de ne pas vous ouvrir toute ma pensée, comme j’ai fait pour Cromwell, pour Hernani ; d’ailleurs croyez bien que vous ne m’avez jamais paru plus grand, plus fort, plus maître de votre puissance et plus libre de l’appliquer désormais à toutes choses. Mais, je vous supplie, pesez bien dans mes critiques, moins ce qui est particulier à Notre-Dame, que ce qui est général et ce qui touche par quelque point votre système complet d’art ; voyez s’il n’y aurait pas moyen, sans perdre aucune de vos qualités, de réduire à néant toutes nos discussions qui, bien ou mal soutenues, de notre part, doivent porter sur quelque chose de vrai, partant d’admirateurs aussi entiers de votre génie, que nous le sommes, Leroux et moi.

Vous me demanderez ce que je fais ici : rien encore. Je ne suis pas saint-simonien classé, ni ne le serai, soyez tranquille, bien que les aimant beaucoup, et logé dans leur maison. Je ne sais pour combien de temps je suis ici ; il y a des jours où il me prend idée qu’on y pourrait vivre et travailler comme ailleurs. Allez, mon ami, je suis bien vieux déjà ; ma sève ne bouillonne plus ; j’aspire à me reposer et à oublier ; mes cheveux s’éclaircissent par devant ; je ne désire plus grand’chose, j’ai perdu l’habitude d’espérer, et j’ai besoin que ceux à qui j’ai fait mal m’aiment et me pardonnent.

Vous m’écrirez un jour à votre aise et aussi brièvement que vous le voudrez. Je vous aurai peut-être écrit déjà une seconde fois auparavant. Dites-moi comment se porte madame Hugo, assurez-la de mon respectueux et inaltérable souvenir. Tâchez qu’elle aille aux eaux ou à la campagne, son mal n’est qu’un mal d’estomac, une gastrite nerveuse, et il céderait vite au grand air, à la promenade, à la distraction.

Mes amitiés à Leroux, c’est le bon côté de moi-même, qu’il me représente auprès de vous et que son amitié pour vous plaide pour moi.

Adieu, mon cher ami, travaillez, mais sans trop vous fatiguer. Pressez votre rôle ; il est grand et peut l’être davantage encore, sinon dans les lettres, du moins en politique. À quoi en est l’affaire de la censure ?

Tout et toujours à vous.
Sainte-Beuve

Mes baisers à vos beaux enfants et à ma filleule en particulier.

Je vous prie de dire, mille amitiés à Pavie, à Boulanger. Si mon séjour se prolonge, j’écrirai à Pavie.

***

Les liens rompus étaient renoués. Quand Sainte-Beuve revint à Paris, il y eut reprise des relations anciennes et tous avaient l’espoir qu’elles allaient être aussi douces que par le passé. Mais les conditions, hélas ! en étaient bien changées. Il avait été virtuellement convenu qu’il ne serait plus question de la cause du désaccord : le fatal amour de Sainte-Beuve. Mais si le sujet défendu n’était pas dans les mots, il était dans les pensées : on y pensait encore en s’efforçant de l’éviter. Ce n’était plus l’abandon d’autrefois, c’était la gêne. La situation fausse faussait la parole, faussait l’attitude, faussait tout.

Les dispositions des esprits n’étaient pas non plus les mêmes. Sainte-Beuve surtout revenait avec des sentiments tout différents. À côté et à l’exemple de Victor Hugo, il avait voulu, il avait pu hausser son âme ; mais on peut convenir que la magnanimité ne lui était pas naturelle. Rendu à lui-même et à cette indépendance de l’esprit, et surtout du cœur, qu’il pratiqua toujours volontiers, il n’avait pas dû secouer sans quelque joie de sa délivrance le joug du maître et le joug de la vertu. S’étant une fois repris, il était loin de se redonner tout entier. Il n’avait plus pour Victor Hugo cette foi aveugle qui ne raisonne pas ; il faisait plus que raisonner, il doutait. Victor Hugo, en se trompant lui-même, l’avait une fois trompé ; pour une pièce fausse qu’il avait reçue, le malin personnage se demandait, il était bien aise de se demander, si les autres étaient vraies. L’ami ingrat venait de le rappeler, mais Sainte-Beuve ne pouvait oublier qu’il l’avait banni ; cette blessure à son amour-propre avait beau avoir été fermée, il en sentait la cicatrice. Il avait été humilié à cause de celle qu’il aimait, devant elle ! Pourrait-il réprimer la secrète envie d’avoir auprès d’elle son jour et de prendre sa revanche ?

Dans l’âme simple et droite de madame Victor Hugo elle-même, il pouvait y avoir aussi, à l’endroit de son mari, reproche et trouble. Elle qui n’était que bonté et pitié, elle n’avait pu s’empêcher de le trouver injuste et dur quand il avait exilé son ami ; elle avait dû dire, et tout haut peut-être « Oh ! ce pauvre Sainte-Beuve !… » Victor Hugo avait eu la prétention de ne pas faire le mari ; mais il l’avait été, chose fâcheuse. Quand Sainte-Beuve était revenu, il n’avait pas manqué de dire à madame Victor Hugo, en exagérant un peu, quels avaient été, loin d’elle, son supplice et son désespoir. Il s’était plaint et elle l’avait plaint, contre son mari. Et quelle contrainte encore, pour l’exilé à qui l’on faisait grâce, de ne pouvoir plus lui parler librement, de devoir taire tout ce qu’il éprouvait, tout ce qu’il souffrait ! Elle lui manquerait donc, sa consolatrice ?… Il n’était plus si timide et si respectueux ! peut-être il lui écrivit, elle lui répondit peut-être. Elle avait maintenant quelque chose de secret, quelque chose d’étranger, presque d’hostile, pour l’homme à qui jusque-là elle avait appartenu tout entière.

Et lui ?… Shakespeare a bien fait voir comme la jalousie, d’abord étincelle, devient feu, flamme, incendie, et dévore tout, consume tout. Cela est vrai principalement pour une âme et pour une imagination telles que l’imagination et l’âme de Victor Hugo : l’âme a une pénétration, une intuition particulière pour saisir dans l’être aimé les moindres sentiments qui lui sont contraires ; l’imagination a une puissance extraordinaire pour les grossir. Lui si confiant, il était devenu soupçonneux, ombrageux, irritable ; il interrogeait, il épiait, il accusait : « Elle l’aimait moins ! elle ne l’aimait plus !… Pourquoi, pour qui ne l’aimait-elle plus ?… » Sainte-Beuve, correct et réservé en sa présence, n’encourait pas de lui le moindre reproche, et, d’ailleurs, Victor Hugo eût rougi encore, à ce moment, de lui laisser voir sa faiblesse. Il n’en souffrait que davantage. Il souffrait beaucoup, et la triste loi humaine voulait que, souffrant, il fit souffrir. Il devait avoir avec sa femme, des scènes de douleur violente qui la rendaient bien malheureuse à son tour. Elle tâchait de l’apaiser par la patience et la douceur ; parfois aussi elle dut se révolter : « Si elle l’aimait moins, était-ce donc sa faute, quand il la torturait ainsi ? » Alors il s’accusait, se jetait à ses pieds, se répandait en paroles de tendresse. Nous avons sous les yeux une lettre pleine d’adoration, écrite à ce moment-là, et qu’il achève par cette prière « Pardonne-moi ! »

Selon toute vraisemblance elle n’avait pu cacher à Sainte-Beuve ses angoisses ; et lui, selon toute vraisemblance, en avait profité pour tenir un langage plus expressif et plus ardent : et ce dut être pour la pauvre femme un redoublement de peine.

C’est alors, sans doute, que pour rassurer son mari, pour se rassurer contre Sainte-Beuve et peut-être contre elle-même, elle demanda à Victor Hugo d’être toujours là quand Sainte-Beuve la viendrait voir. L’aveu, dont Victor Hugo fut touché, n’était pas fait cependant pour calmer ses inquiétudes.

Ils en étaient là quand arriva de Liège à Sainte-Beuve une offre de venir pour un temps dans cette ville. On ne sait de quelle nature était cette offre ; il est probable qu’il s’agissait d’un cours de littérature à l’Université, comme celui qu’il fit à Liège même en 1848. Le certain, c’est qu’il n’était pas question d’un simple voyage, mais d’un séjour assez prolongé. Sainte-Beuve n’était toujours pas riche et la proposition avait ses avantages. Il en parla à ses amis  : Victor Hugo l’engagea fort à accepter. Il en parla aussi, soit de vive voix, soit par lettre, à madame Victor Hugo. Il est à supposer qu’elle vit là une issue pour sortir elle-même de la situation cruelle où elle était prise, entre ces deux hommes qui s’aimaient, qu’elle aimait, et qui étaient devenus des rivaux ; il est à supposer qu’au nom de son repos elle adjura Sainte-Beuve de lui faire ce sacrifice : Sainte-Beuve accepta l’offre de Liège.

Il est inutile de dire ce que cette résolution dut causer à Victor Hugo de soulagement et de joie : un homme ne s’éloigne de la femme qu’il aime, ni lorsqu’il est un amant heureux, ni même lorsqu’il espère le devenir. Madame Victor Hugo en eut aussi le cœur allégé après ces jours d’orage, elle pourrait donc respirer. On était alors à la fin de juin ; c’était l’époque où Victor Hugo et sa famille allaient passer dea semaines chez les Bertin : on fit ses adieux à Sainte-Beuve, on partit pour les Roches.

Sainte-Beuve, resté pour quelques jours à Paris, écrivit à Victor Hugo ce billet[1] :


Ce mercredi [30 juin 1831].

Mon cher Victor,

Je suis en train de faire votre biographie que je dois donner à l’imprimerie samedi ; après quoi, je partirai sans vous revoir peut-être à votre retour. Comment êtes-vous ? Comment est Madame ? J’espère que vous allez bien tous les deux et que vos douleurs de tête vous ont laissé en même temps que le bruit de Paris. Dites, seriez-vous assez bon pour m’écrire les quatre ou cinq premiers vers que M. François de Neufchateau vous adressa après votre concours sur les avantages de l’Étude. J’ai oublié de les prendre, et si je ne les encadre pas dans l’anecdote, ils seront à jamais perdus pour la postérité. Si vous êtes assez bon pour me répondre dès la présente reçue, je recevrai à temps la petite pacotille que je mettrai à bord de votre vaisseau amiral. Adieu, mon cher Victor, je pense bien à vous, et j’espère que vous m’aimez toujours. Mes respects, s’il vous plaît, à Madame.

Sainte-Beuve


Victor Hugo avait eu un tort grave quand, au commencement de l’année, il avait brusquement fermé sa maison à Sainte-Beuve ; il fit, en répondant à son billet, une faute tout aussi grave.

Après cette lutte secrète de trois mois qui l’avait tant fait souffrir, il était enfin au bout de sa peine son rival renonçait, s’effaçait, lui laissait le champ libre ; il triomphait… Quel besoin eut-il de proclamer son triomphe ?

Le 1er juillet, il envoya des Roches à Sainte-Beuve les vers de François de Neufchateau et termina sa lettre par cette fanfare :

« Nous sommes ici admirablement, si bien que nous ne savons guère quand nous en partirons ; ma femme est ravie, gaie, émerveillée, heureuse, bien portante. C’est une charmante hospitalité. Adieu. On sonne la cloche pour le déjeuner.

» N’oubliez pas de m’écrire de Liège.

» Toujours bien à vous,
» Victor.»


Sainte-Beuve reçut cette lettre pleine de joie avec un frémissement de colère. – Ah ! c’était ainsi ! elle s’était lamentée, elle s’était dite malade, épuisée, elle l’avait conjuré de partir ! Il avait consenti, il s’immolait, il s’éloignait, la mort dans l’âme !… et voilà qu’elle était « ravie, gaie, émerveillée, heureuse, bien portante » !… Il écrivit à Victor Hugo une lettre qui, malheureusement, nous manque, mais à laquelle il est aisé de suppléer : – ses amis faisaient des objections à son départ ; il disait les obstacles, il donnait des raisons… Il ne partirait pas pour Liège.

Sainte-Beuve ne part pas ! La lutte n’est donc pas finie ? Tout va recommencer, tout, les nuits sans sommeil, les jours sans travail, et les soupçons aigus, et les fureurs et les larmes ? Oh ! alors il n’y a plus d’orgueil qui tienne, il n’y a plus de génie qui vaille, il n’y a plus de grand poète, plus de nom illustre, plus d’œuvre glorieuse ; il y a un pauvre homme qui souffre, qui saigne et qui pleure. Il doit prendre un parti : ce supplice est au-dessus de ses forces. Il ouvre son cœur à sa femme dont la tendresse et la bonté s’émeuvent d’une telle douleur. Ils reviennent tous deux à Paris, et il réplique à Sainte-Beuve :

« Ce 6 juillet [1831].

» Ce que j’ai à vous écrire, cher ami, me cause une peine profonde, mais il faut pourtant que je vous l’écrive. Votre départ pour Liège m’en aurait dispensé, et c’est pour cela que je vous ai semblé quelquefois désirer une chose qui, en tout autre temps, eût été pour moi un véritable malheur, votre éloignement. Puisque vous ne partez pas, et j’avoue que vos raisons peuvent être bonnes, il faut, mon ami, que je décharge mon cœur dans le vôtre, fût-ce pour la dernière fois. Je ne puis supporter plus longtemps un état qui se prolongerait indéfiniment avec votre séjour à Paris.

» Je ne sais si vous en avez fait comme moi l’amère réflexion, mais cet essai de trois mois d’une demi-intimité, mal reprise et mal recousue, ne nous a pas réussi. Ce n’est pas là, mon ami, notre ancienne et irréparable amitié. Quand vous n’êtes pas là, je sens au fond du cœur que je vous aime comme autrefois ; quand vous y êtes, c’est une torture. Nous ne sommes plus libres l’un avec l’autre, voyez-vous ! Nous ne sommes plus ces deux frères que nous étions. Je ne vous ai plus, vous ne m’avez plus, il y a quelque chose entre nous. Cela est affreux à sentir, quand on est ensemble, dans la même chambre, sur le même canapé, quand on peut se toucher la main. À deux cents lieues l’un de l’autre, on se figure que ce sont les deux cents lieues qui vous séparent. C’est pour cela que je vous disais partez ! Est-ce que vous ne comprenez pas bien tout ceci, Sainte-Beuve ? Où est notre confiance, notre mutuel épanchement, notre liberté d’allée et venue, notre causerie intarissable sans arrière-pensée ? Rien de tout cela. Tout m’est un supplice à présent. L’obligation même, qui m’est imposée par une personne que je ne dois pas nommer ici, d’être toujours là quand vous y êtes, me dit sans cesse et bien cruellement que nous ne sommes plus les amis d’autrefois. Mon pauvre ami, il y a quelque chose d’absent dans votre présence qui me la rend plus insupportable que votre absence même. Au moins, le vide sera complet. Cessons donc de nous voir, croyez-moi, encore pour quelque temps, afin de ne pas cesser de nous aimer. Votre plaie est-elle cicatrisée ? je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que la mienne ne l’est pas. Chaque fois que je vous vois, elle saigne. Vous devez trouver quelquefois que je ne suis plus le même. C’est que je souffre avec vous maintenant, cela m’irrite, contre moi d’abord et surtout, puis contre vous, mon pauvre et toujours cher ami, et enfin contre une autre dont c’est peut-être aussi le vœu que je vous exprime dans cette lettre. De toutes ces souffrances du cœur, il s’échappe toujours, quoi que je fasse, quelque chose au dehors ; et cela nous rend tous malheureux, plus malheureux qu’avant de nous être revus.

» Cessons donc de nous voir en ce moment, afin de nous revoir un jour, le plus tôt possible, et pour la vie. L’éloignement de nos quartiers, l’été, les courses à la campagne, qu’on ne me trouve jamais chez moi, voilà des prétextes suffisants pour le monde. Quant à nous, nous saurons à quoi nous en tenir. Nous nous aimerons toujours. Nous nous écrirons, n’est-ce pas ? Quand nous nous rencontrerons quelque part, ce sera une joie, nous nous serrerons la main avec plus de tendresse et d’effusion qu’ici. Que dites-vous de cela ? Écrivez-moi un mot.

» J’arrête ici cette lettre. Ayez pitié de toutes ces idées sans suite. Cette lettre m’a bien fait souffrir, mon ami. Brûlez-la, que personne ne puisse jamais la relire, pas même vous.

» Adieu.
» Votre ami, votre frère,
» Victor.

» J’ai fait lire cette lettre à la seule personne qui devait la lire avant vous. »

Sainte-Beuve répond dès le lendemain :


[7 juillet 1831].

Je trouve en rentrant votre lettre, mon cher ami ; elle m’étourdit et me bouleverse. Je la relis et redemande à ce papier s’il dit vrai et s’il ne dit pas autre chose. Je repasse ma conduite depuis ces trois mois pour voir en quoi elle a pu vous blesser et rouvrir un passé que mon vœu était d’abolir. J’ai été avec vous comme autrefois et je vous ai cru aussi souvent le même. Par moments, j’avais bien quelques doutes de ce qui pouvait rester en vous de tristesse et d’irréparable, mais j’attribuais votre air plus sombre à l’âge, à la vie plus avancée, et votre silence à ce que nous nous étions tout dit depuis longtemps et que nous nous connaissions à fond. Quant à l’autre personne que j’éviterai aussi de nommer, bien qu’elle soit restée pour moi l’objet d’une affection invincible et inaliénable, je ne crois pas l’avoir pu blesser par aucun retour vers un temps évanoui. Je ne l’ai jamais revue seule : quand vous n’y étiez pas, il y avait toujours des témoins, et mon intérêt ne se manifestait jamais que par des questions relatives à la santé et à l’état physique. Je regrette que ce départ n’ait pu avoir lieu à temps pour prévenir une si douloureuse ouverture mais les raisons qui m’ont fait retarder sont venues, je vous assure, à l’idée de presque tous mes autres amis ; si j’en avais de secrètes, s’il y avait des séparations personnelles qui pussent me coûter en quittant Paris et dont la pensée entrât dans mes ajournements, vous y étiez sans doute, vous et votre maison, pour quelque chose ; sans doute il m’était dur de vous laisser alors même que je croyais vous avoir retrouvés ; mais dans le cas où vous m’auriez supposé quelque arrière-pensée plus secrète, plus attachante encore, il me semble qu’il vous était facile, sans beaucoup d’efforts, d’en saisir la clé et de l’appliquer ailleurs. – Au surplus, mon ami, cette lettre qui m’accable et m’afflige beaucoup ne m’irrite nullement, j’ai un regret amer, une douleur secrète d’être pour une amitié comme la vôtre une pierre d’achoppement, un gravier intérieur, une lame brisée dans la blessure ; j’ai besoin de me rejeter sur la fatalité pour m’absoudre d’être ainsi l’instrument meurtrier qui laboure votre grand cœur. Prenez garde, mon ami, je vous le dis sans aucune amertume, prenez garde, poète comme vous êtes, de trop emplir la réalité de votre fantaisie, de faire éclore des soupçons sous votre soleil, et de prêter une oreille trop émue aux simples échos de votre voix. Vous êtes à l’âge et au moment où se pose la plus large assise de votre vie ; toute gloire désormais vous est possible et vous est due ; les hommes seront trop heureux et fiers de vous prendre sur le pied dont vous vous offrirez à eux, fût-ce sur un piedestal[2]. Mais au moins, mon ami, sous cette vie magnifique et bruyante du dehors, gardez le plus que vous le pourrez une vie simple, nette, non fantastique au dedans, réelle, éparse au hasard et sans montagnes de chimères. Quand votre flamme va aux autres, que la fumée ne revienne pas contre vous. Sachez jouir de votre bonheur au moment où il vous arrive, le plus complet que vous l’ayez rêvé. Adieu. Je suis à vous comme toujours et autant que toujours, avec affliction et sans amertume, soumis à ce que vous aurez décidé, bien que j’aie peine à le comprendre, considérant une séparation d’avec vous comme des arrêts indéfinis que votre amitié plus calme et tout à fait guérie se réserve de lever un jour.

Adieu, mon ami, adieu,


» s.- b.»

Victor Hugo reçoit cette lettre qui, sans plainte et sans amertume, essaie, par tous les moyens, raisonnement et douceur, de le rassurer, de le calmer. Alors son cœur se fond en reconnaissance, et tout de suite, à l’instant même, sans réfléchir, dans une confiance éperdue, dans un abandon aveugle, il crie à son ami sa douleur, qui ressemble à sa défaite ; mais ce qui fait la grandeur de cette lettre déchirante, absurde et sublime, c’est justement la défaillance de ce fort, l’humilité de ce superbe :


« 7 juillet 1831.

» Je reçois votre lettre, cher ami, elle me navre. Vous avez raison en tout, votre conduite a été loyale et parfaite, vous n’avez blessé ni dû blesser personne… tout est dans ma pauvre malheureuse tête, mon ami ! Je vous aime en ce moment plus que jamais, je me hais, sans la moindre exagération, je me hais d’être fou et malade à ce point. Le jour où vous voudrez ma vie pour vous servir, vous l’aurez, et ce sera peu sacrifier. Car, voyez-vous, je ne dis ceci, qu’à vous seul, je ne suis plus heureux. J’ai acquis la certitude qu’il était possible que ce qui a tout mon amour cessât de m’aimer, que cela avait peut-être tenu à peu de chose avec vous. J’ai beau me redire tout ce que vous me dites et que cette pensée même est une folie, c’est toujours assez de cette goutte de poison pour empoisonner toute ma vie. Oui, allez, plaignez-moi, je suis vraiment malheureux. Je ne sais plus où j’en suis avec les deux êtres que j’aime le plus au monde. Vous êtes un des deux. Plaignez-moi, aimez-moi, écrivez-moi.

» Voilà trois mois que je souffrais plus que jamais. Vous voir tous les jours en cet état, vous le comprendrez, remuait sans cesse toutes ces fatales idées dans ma plaie. Jamais rien de tout cela ne sortira au dehors, vous seul en saurez quelque chose. Vous êtes toujours, n’est-ce pas que vous le voulez bien ? le premier et le meilleur de mes amis. Voilà un jour pourtant sous lequel vous ne me connaissiez pas encore ! Que je dois vous sembler fou et vous affliger ! Écrivez-moi que vous m’aimez toujours. Cela me fera du bien… Et je vivrai dans l’attente du jour bienheureux où nous nous reverrons !

Sainte-Beuve répond aussitôt, et l’on aimerait à croire que, touché d’une si pathétique effusion, il écrit vraiment pour consoler l’ami, non pour rassurer le mari ; on aimerait à croire que, devant l’angoisse de la pauvre grande âme, il est redevenu sincèrement le Sainte-Beuve d’autrefois, le Sainte-Beuve qui s’était haussé au-dessus de lui-même dans les jours héroïques de leur héroïque amitié :


Ce 8 juillet [1831].
Mon cher ami,

Votre nouvelle lettre me comble à la fois d’affliction et de reconnaissance. Non seulement je ne vous en veux pas de ce qui se passe, mais je vous en aime mieux que jamais. Tâchez, mon ami, tâchez de vaincre le malheureux et noir soupçon qui vous est né ; je sais combien une telle plaie est douloureuse, pudique, et combien on rougit qu’une main y touche, même la main la plus délicate et la plus compatissante. Mais que n’avez-vous parlé plus tôt ? Que n’avez-vous, par un mot de confiance, éloigné plus à temps pour vous l’auteur de ce tourment ? Permettez-moi de vous dire encore : êtes-vous sûr, sous l’influence de cette fatale imagination, de ne pas porter dans vos rapports avec la personne si faible et si chère quelque chose d’excessif qui l’effraie et resserre contre votre gré son cœur : de sorte que vous-même par votre soupçon la jetiez dans l’état moral qui réfléchisse ce soupçon et vous le rende plus brûlant. Vous êtes si fort, mon ami, si accentué, si hors de toutes nos dimensions vulgaires et de nos imperceptibles nuances, que, surtout dans ces moments passionnés, vous devez jeter et voir dans les objets la couleur de vos regards, le reflet de vos fantômes.

Tâchez donc, mon ami, de laisser cette eau limpide recommencer à courir à vos pieds sans la troubler et vous y reverrez bientôt votre image. Je ne vous dirai pas : soyez clément, soyez bon, car vous l’êtes, Dieu merci ! Mais je vous dirai soyez bon à la manière vulgaire, facile dans les petites choses ; j’ai toujours pensé qu’une femme, épouse d’un homme de génie, ressemblait à Sémélé ; la clémence du dieu consiste à se dépouiller de ses rayons, à émousser ses éclairs ; là où il croit jouer et briller seulement, il blesse souvent et il consume. Quant à moi, mon ami, je vous écrirai quelquefois puisque vous me le permettez ; quelquefois peut-être, plus tard, je vous demanderai de venir dîner avec moi à quelque café, car j’aurais besoin de vous voir, et, dans un certain temps, cela ne vous fera plus trop de mal, je l’espère.

Adieu, mon ami, votre ami comme toujours et plus que toujours.

Sainte-Beuve


Victor Hugo, un peu soulagé, répond :

« 10 juillet 1831.

» Votre lettre m’a fait du bien. Oh ! oui, vous êtes toujours et plus que jamais mon ami ! Il n’y a qu’un bon et tendre ami comme vous qui sache sonder d’une main si délicate une douleur si profonde et si vive ! Nous nous reverrons çà et là. Nous dînerons quelquefois ensemble. Ce sera une joie pour moi. En attendant, mon pauvre ami, priez Dieu pour que le calme du cœur me revienne. Je ne suis pas habitué à souffrir !

» v.

» Écrivez-moi. Ne m’abandonnez pas. »

  1. Adressé à « Monsieur Victor Hugo, chez Monsieur Bertin, aux Roches, près Bièvre » :
  2. WS : piédestal