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Lettres de voyages/Onzième lettre

La bibliothèque libre.
Presses de La Patrie (p. 108-118).


ONZIÈME LETTRE


Nice, 8 décembre 1888.


Nous quittons St. Hippolyte par un temps superbe et cette fois pour un voyage continu de trois mois. Nous nous arrêtons d’abord à Arles, ancienne colonie romaine et aujourd’hui chef-lieu d’arrondissement du département des Bouches-du-Rhône, avec une population de 25,000 habitants. Les Arlésiennes passent pour les plus belles femmes du monde, mais je dois avouer qu’on ne s’en douterait guère, s’il fallait en juger par celles que l’on rencontre dans les rues. Probablement qu’on conserve les plus belles dans les maisons afin que les étrangers soient forcés de se contenter d’admirer celles qui ne le sont pas. La ville d’Arles est une des plus curieuses à visiter à cause de ses anciens édifices. Il y a les fragments de la façade des Thermes ; les vestiges de l’ancien Palais de Constantin ; les ruines de fortifications et d’aqueducs ; les restes du Théâtre antique, moins bien conservé que celui d’Orange ; l’Amphithéâtre construit par Tibère Neron, 43 ans avant Jésus-Christ, moins bien conservé que celui de Nîmes mais plus grand ; l’Obélisque, taillé par les Romains dans le granit des Alpes du Mont-Esterel, et relevé en 1676. L’Église de St. Trophime présente un portail du XIIIe siècle regardé comme un chef-d’œuvre d’architecture et de sculpture. Notre-Dame-la-Majeure offre aussi des parties intéressantes. L’Hôtel-de-ville a été dessiné par Mansard, mais sa tour remonte au XVIe siècle. On voit encore beaucoup de maisons de la Renaissance. Le Musée renferme de grandes richesses archéologiques, entre autres un autel dédié à Cybèle et un groupe de Médée égorgeant ses enfants. Il y a de fort belles promenades ; l’une d’elles, les Alyscamps, a été tracée sur une ancienne Nécropole. Le viaduc d’Arles est un remarquable ouvrage, long de 769 mètres et composé de trente-deux arches. Le canal St. Louis assure à la ville, en la rejoignant à la Méditerranée une bonne position commerciale.

Nous filons sur Marseille où nous arrivons à temps pour apercevoir la grande ville maritime par un superbe coucher du soleil qui dore la colossale statue de la Ste. Vierge qui surmonte la haute tour de Notre-Dame-de-la-Garde.

Fondée depuis près de 26 siècles, premier marché commercial de la Méditerranée et troisième ville de la France par l’importance de sa population s’élevant à 360,099 habitants, Marseille a reçu une transformation complète par la création du port de Joliette, des bassins de Lazaret, d’Arène, de la Gare maritime, du bassin National, et de l’Avant-Port et, surtout, par la construction du canal de la Durance (ayant coûté 60 millions de francs) qui met la ville, tant de siècles privée d’eau potable, au nombre de celles qui en sont le mieux alimentées. Le Vieux-Port entre dans la ville à une profondeur d’environ un kilomètre, sur 400 mètres de largeur. Il ne pouvait contenir que 1,300 navires ; le goulet, assez étroit, est défendu par les forts St. Jean, St. Nicolas et par les rochers abrupts du Pharo. La rade, admirable et immense, avec une profondeur d’eau de 30 mètres, se trouve comme fermée, à environ un kilomètre du port, par les îles Ratoneau et de Pomègues, réunies par de puissantes digues qui forment le port du Frioul (port de quarantaines) et par l’îlot portant le fameux Château d’If, construit sous François Ier, illustré par le Monte Christo d’Alexandre Dumas, et où fut enfermé Mirabeau. Malgré l’immense développement de tous ces ports, le mouvement maritime se trouve encore à l’étroit, car il entre chaque année de 9 à 10,000 navires amenant un mouvement de près de deux milliards.

Vue du port, la ville s’étage au milieu d’un amphithéâtre de montagnes dont toutes les pentes sont couvertes de charmantes habitations et dont une colline inférieure, de 161 mètres d’élévation, est couronnée par la Basilique de Notre-Dame-de-la-Garde, lieu de grande vénération et immense édifice de style byzantin dont la haute tour, de 45 mètres, aux assises blanches et noires alternantes, porte une statue colossale de la Vierge. De ce point, on jouit d’une vue incomparable sur toute la ville, les ports et la mer. La vieille ville disparaît peu à peu, pendant que des constructions d’un grand caractère s’élèvent rapidement sur des voies nouvelles, larges et droites. Les promenades sont particulièrement d’une grande beauté : la Cannebière, partant du vieux Port et se prolongeant jusqu’aux Allées de Meilhan, par la belle rue de Noailles ; le Prado, unissant le centre de la ville à la mer par une allée de quatre kilomètres plantée d’arbres incomparables et décorée de constructions dignes d’une capitale : le château Borely, qui s’y élève magnifiquement renferme le Musée des Antiques ; le Cours de l’Athenée, où se voit la statue de l’évêque Belzunce dont la conduite fut si noble lors de la terrible peste de 1720 pendant laquelle il mourut plus de 40,000 personnes ; l’incomparable Promenade de la Corniche, longeant pendant sept kilomètres, du Pharo à la plage du Prado, toutes les sinuosités du littoral ; enfin, le jardin zoologique.

Marseille ne possède qu’un très petit nombre de monuments anciens. À peine peut-on citer comme intéressants la Mairie sur le vieux Port, l’ancienne cathédrale de la Major dont il ne reste guère que l’abside du Xe siècle ; l’église de St. Victor avec ses hautes tours carrées (1350), ses mosaïques et ses peintures murales du XIIe siècle ; Notre-Dame du Mont-Carmel et ses sculptures ; St. Laurent (1219) et son baldaquin en fer ; Notre-Dame-du-Mont et son beau tableau de saint Loup allant au devant d’Attila. Les édifices modernes sont, au contraire, fort beaux et nombreux ; la Cathédrale, en construction, promet d’être grandiose avec ses dômes étagés ; Notre-Dame-de-la-Garde, où le marbre est à profusion ; l’hôtel de la Préfecture, dans le style Renaissance ; le Palais de justice ; le Palais de la Bourse (9 millions) ; l’Arc de Triomphe décoré de statues et de bas-relief de David d’Angers ; le nouvel Archevêché ; le Château du Pharo ; la Caserne Saint-Charles (5 millions ) ; le Grand-Théâtre ; l’Hôtel-Dieu, et par-dessus tout, l’admirable Palais-des-Arts de Longchamp, l’une des œuvres les plus gracieuses de l’architecture moderne, dans un site admirable, avec ses belles constructions converties en musées, sa colonnade à jour, son château d’eau et sa cascade de 20 mètres.

Je n’ai pas besoin de dire ici que je n’ai pas eu le temps, en deux jours, de visiter la ville dans tous ses détails, aussi me suis-je contenté d’une visite d’ensemble afin d’avoir le temps d’aller dire bonjour, en passant, à deux compatriotes établis à Marseille depuis quatorze ans, les deux frères Brodeur, dentistes, autrefois de Varennes, et cousins, je crois, du docteur Brodeur, de Montréal. Ces deux Canadiens-français ont réussi à se créer une grande clientèle et à faire fortune. Ils sont toujours heureux de serrer la main d’un compatriote de passage à Marseille. J’ai aussi rencontré à Marseille, M. Sigismond de Sahune, capitaine au Ier Hussards, qui a visité Montréal, il y a sept ans, en compagnie du général Boulanger et qui conserve le meilleur souvenir du Canada.

J’ai parlé dans ma première lettre de l’importance des grandes compagnies maritimes françaises et j’ai publié en détail, la liste de la flotte de la Compagnie Générale Transatlantique. Afin d’amplifier ce que j’ai déjà dit à ce sujet, je vais publier aujourd’hui la liste complète des steamers de la grande compagnie des Messageries Maritimes, qui a son siège principal à Marseille. Cette compagnie, comme on peut le voir, par la liste qui suit, est probablement la plus grande et la plus importante du monde entier et j’en parle un peu pour ceux de nos compatriotes qui pourraient s’imaginer que la France n’est pas à la hauteur de sa position, dans toutes les mers du monde :


FLOTTE DE LA COMPAGNIE

LIGNE MÉDITERRANÉE ET MER NOIRE
Paquebots       Tonnage     Chev. Vap.    
Sindh 
3121 2400
Gironde 
3058 2400
Sénégal 
3555 2400
Tigre 
3046 2400
Cambodge 
2441 1500
La Seyne 
2235 1400
Alphée 
1831 1500
Mœris 
1745 1300
Saïd 
1746 1300
Niemen 
1732 1200
Eridan 
1149 900
Erymanthe 
1957 1400
Tamise 
2287 1300
Manche 
2287 1300
Guadalquivir 
2300 1300
Ebre 
1757 1200
Copernic 
1593 700
Delta 
1203 700


AUSTRALIE, NOUVELLE CALÉDONIE, CÔTE OCCIDENTALE D’AFRIQUE
Paquebots       Tonnage     Chev. Vap.    
Océanien 
4038 3400
Yarra 
4016 3400
Salazie 
4037 3400
Sydney 
4021 3400
Tanaïs 
1733 1200
Peïho 
3121 2400
Amazone 
3132 2400
Rio-Grande 
2600 1600
Mendoza 
2600 1600


INDO-CHINE ET ANNEXES
Paquebots       Tonnage     Chev. Vap.    
Calédonien 
4008 3400
Melbourne 
3887 3400
Natal 
3828 3400
Saghalien 
3822 2400
Oxus 
3562 2400
Yang-Tsé 
3560 2400
Diemnah 
2528 2400
Iraouaddy 
3532 2400
Anadyr 
3546 2400
Ava 
3529 2400
Labourdonnais 
1950 1400
Godavéry 
1409 1200
Tibre 
1711 1400
Volga 
1529 1400


COCHINCHINE, SINGAPORE, TONQUIN, MANILLE
Paquebots       Tonnage     Chev. Vap.    
Meïnam 
1397 1400
Aréthuse 
1183 1200
Saïgon 
1300 800
Haïphong 
1493 1300
Péluse 
1743 1300


OCÉAN ATLANTIQUE
Paquebots       Tonnage     Chev. Vap.    
Portugal 
5323 5000
Équateur 
3724 2400
Orénoque 
3705 2400
Congo 
3605 2400
Nerthe 
3605 2400
Niger 
3531 2400
Ortégal 
3570 1800
Cordouan 
3570 1800
Matapan 
3570 1800
Médoc 
3570 1800


Chaloupes à Vapeur
Paquebots       Tonnage     Chev. Vap.    
Henriette à Bordeaux 
47 30
Flamant à Constantinople 
22 75
Hélène à Suez 
26 45
Abeille à Aden 
50 85
Niçois à Mahé 
25 30
Nantaï à Hong-Kong 
25 30
Whampoo à Shanghaï 
189 200
Mouette à Yokohama 
40 35


En Construction
Paquebots       Tonnage     Chev. Vap.    
Australien 
6500 6200
Polynésien 
6500 6200
Tasmanien 
6500 6200
Brésil 
6500 5400
Plata 
6500 5400
Dordogne 
3600 1800
Charente 
3600 1800
Adour 
3600 1800
Guadiana 
2300 1300
Douro 
2300 1300
Mpanjaka 
2300 450

Est-il besoin d’ajouter des commentaires à l’éloquence de ces chiffres. Non ! n’est-ce pas ? J’en fais un sujet de méditation pour ceux qui pourraient s’amuser à croire, avec les ennemis de la France, que notre ancienne mère-patrie est en décadence au double point de vue militaire ou maritime. J’ai bien prouvé le contraire par des chiffres irréfutables.