Lettres du Nord et du Midi de l’Europe – La Sicile/01

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LETTRES DU NORD
ET
DU MIDI DE L’EUROPE.

LA SICILE.

i.

Nous levons l’ancre à l’entrée de la nuit. La brigantine, chargée de passagers, tourne sous ses voiles ; le mouvement, d’abord doux et régulier, du navire devient plus rapide, et les nuages légers qui flottaient le matin à l’horizon bleu du golfe de Naples, réalisent maintenant les prophéties des vieux marins. Comme il entre peu dans mes goûts de m’occuper d’une tempête, et encore moins de la décrire, en attendant que le vent orageux qui souffle nous jette en Sicile, je dirai quelques mots de son histoire. Elle a été peu étudiée, elle est peu connue hors de la Sicile ; cependant elle a tout l’intérêt du roman ; elle est pleine d’évènemens variés, comme celle des peuples et des hommes qui ont passé par les mains d’un grand nombre de maîtres.

En parcourant rapidement la plus vieille partie de cette histoire, je me plairai à suivre quelquefois, en recourant à d’autres chroniques de Sicile, le récit de don Tommaso Fazello, de Sciacca, de l’ordre des prédicateurs, qui a laissé une curieuse et naïve histoire de sa nation, écrite du temps de Charles-Quint et dédiée à ce grand empereur, dont la tête était aussi ornée de la couronne de Sicile. Le livre de Fazello voyage avec moi, et ses récits sur les Sarrasins, qui ont quelque chose de merveilleux, comme toute leur histoire, sont justement ce qu’il faut pour me distraire du sifflement du vent dans la nuit noire et des gémissemens de mes pauvres compagnons, moins aguerris que moi.

Ce fut au temps de l’empereur Constance que les Sarrasins, partis d’Alexandrie, vinrent à Rhodes, qui était alors une île soumise à l’empire romain. Ils la prirent, brisèrent le fameux colosse de l’antiquité, et emportèrent ses débris d’airain, qui équivalaient à la charge de neuf cents chameaux. Ils continuèrent ensuite leur route par la mer Égée, et pénétrèrent avec la même audace dans les Cyclades. De là, ils vinrent en Sicile, où le fer et le feu signalèrent leur apparition.

Ces Sarrasins se nommaient aussi Ismaélites, Sarrasins de Sara, femme d’Abraham, et Ismaélites d’Ismaël, son fils. Ils furent aussi nommés Agarites, d’Agar, la servante aimée du patriarche ; mais peu à peu le nom de Sarrasins prévalut. Fazello ajoute que cette opinion que les Sarrasins avaient de leur noblesse lui semble fausse, car de Sara naquit Isaac, d’Isaac Jacob, et de celui-ci Judas, d’où les Juifs, et non les Sarrasins. Mais, dit-il, ne nous embarrassons pas si les Sarrasins ont erré en cela, comme ils ont erré sur beaucoup d’autres points : Noi non si curiamo chei Saraceni errino inquesta cosa, siccome hanno anco errato in molte altre, pour me servir du texte de Remigio Fiorentino, le traducteur très naïf aussi du vieux chroniqueur latin.

Les Sarrasins occupaient d’abord trois contrées, une près de l’Arabie Heureuse, une autre vers l’Égypte, l’autre peu éloignée des Arabes Traconitides et du pays de Batane. Peu à peu ils sortirent de leurs confins, se mêlèrent aux Arabes et aux autres peuples leurs voisins, et finirent par donner leur nom à plusieurs nations. Ils vivaient de rapines et ne se soutenaient qu’à force de ruses ; mais vers l’an 600 de notre salut[1], au temps que l’empereur Héraclius régnait à Constantinople, naquit de leur nation, dans l’Arabie Heureuse, Mahomet, qui leur prêcha une loi nouvelle et les força de le suivre. Sous lui, ils passèrent en Médie, dans le pays des Parthes, en Syrie, en Égypte. Après lui, chassant toujours les chrétiens devant eux, ils partirent de l’Arabie Déserte, sous le règne d’Outmène, et se dirigèrent vers le couchant, sous la conduite d’Oucobo Ibnn Stafie, qui passa en Afrique à la tête de quatre-vingt mille Arabes, dévastant par le fer et par le feu tout ce qui se trouvait sur leur passage. Ils s’emparèrent de beaucoup de villes, assaillirent Carthage, s’en rendirent maîtres sans difficulté, et la détruisirent de fond en comble. Carthage avait été autrefois détruite par Scipion-le-Jeune ; elle avait été reconstruite par Auguste, comme nous l’apprend Suétone, et, quoiqu’elle fût beaucoup moindre, elle était encore importante quand elle fut détruite, 700 ans plus tard, par les Sarrasins. Ils agirent ainsi parce qu’il leur avait été prédit que dans cette ville naîtrait celui qui devait renverser l’empire de Mahomet.

Carthage détruite, Oucobo s’en alla avec son armée à Carveno, après avoir laissé garnison à Tunis. Muso vint après lui, passa le golfe, s’en alla à Grenade, défit Roderico, roi des Goths, entra dans le royaume de Castille, prit Tolède, et revint en Afrique, chargé d’un riche butin.

Dès-lors la domination des Sarrasins ne fit que s’étendre. Ils s’emparèrent du reste de l’Espagne, passèrent les Pyrénées, s’avancèrent jusqu’au milieu de la Gaule, pénétrèrent en Italie, assaillirent les villes, s’en allèrent jusqu’au pays de Rome, prirent la cité sainte, et la saccagèrent pendant deux jours. Ils parcoururent aussi les rives de la Dalmatie, de l’Illyrie, de l’Albanie et de la Morée, allèrent jusqu’aux bouches de l’Hellespont, et ne s’arrêtèrent qu’au Bosphore de Thrace. Ces Sarrasins étaient si formidables et si redoutés en ce temps, qu’aucune nation, ni italienne, ni espagnole, ni grecque, ni africaine, n’osait leur faire résistance. Ils vinrent donc en Sicile.

Au temps de l’empereur Constance, les Sarrasins occupaient déjà beaucoup de lieux sur le rivage de Sicile, et même dans l’intérieur de l’île. L’empereur envoya contre eux Olympe, qui était son exarque en Italie ; mais il mourut à la suite d’une bataille navale. L’empereur leva alors une grande armée pour délivrer l’Italie des Lombards. Il partit de Constantinople, où il laissa son fils Constantin, qu’il avait adjoint à l’empire, fut porté par un vent favorable en Italie, et se mit à ravager la Pouille. L’empereur alla ensuite à Naples et à Rome. À sept milles de Rome, sur la voie Appienne, il trouva le pape qui venait à sa rencontre, avec tout son clergé et une foule de peuple ; mais l’empereur n’entra pas moins dans la ville, et durant cinq jours, il ne cessa de visiter les églises, regardant toutes choses avec des yeux actifs, dit Fazello, con diligentissimo occhio andava considerando ogni cosa, et se préparant à ce qu’il avait dessein de faire. Or, ce dessein de l’empereur, c’était de dépouiller toutes les églises et toute la ville. Il fit donc enlever tout ce qui lui parut beau en fait d’antiques, tel que statues, bustes de bronze et de marbre ; et tout ce qu’il ne pouvait avoir de bon gré, il le prenait de force. On transportait toutes ces choses sur ses navires, et en sept jours qu’il resta à Rome, il recueillit plus de butin que n’en avaient enlevé les barbares en 258 ans.

Ayant achevé sa tâche et fait dépouiller le temple de la Concorde, qu’on nommait alors le Panthéon, de sa couverture d’argent, qu’il fit remplacer par du plomb, il cingla vers Syracuse, comptant se rendre de là à Constantinople, après avoir complété, en Sicile, sa collection d’objets d’art et d’antiquités. Sa tyrannie, son avarice et ses débauches soulevèrent tous les esprits en Sicile. Personne n’était sûr de garder ce qu’il possédait, non pas seulement ses biens, mais encore sa femme, ses filles et ses enfans. Un jour il entra dans les bains de Dafné, pour se laver. Un certain Andréa, Franc, qui exerçait le métier de baigneur, lui versa sur la tête un seau plein de lessive bouillante, et lui brûla ainsi la cervelle. On l’enterra dans les latomies de Syracuse, et l’armée élut pour empereur, à sa place, un Arménien nommé Mézence.

Constantin, le fils du dernier empereur, accourut en Sicile, pour combattre Mézence. C’était en Sicile qu’on se disputait l’empire de Constantinople, et dans ces jours-là, l’histoire de la Sicile est, en réalité, l’histoire romaine. Mézence fut tué, Constantin reçut le titre d’Auguste, et emporta à Constantinople toutes les dépouilles de Rome, entassées par son père à Syracuse.

Plus tard, quand Charlemagne voulut être couronné empereur à Rome, par le pape Léon III, le monde fut divisé en empires d’Orient et d’Occident. L’empereur Nicéphore eut la Sicile, la Calabre, la Pouille ; Charlemagne, le reste de l’Italie. En ce temps aussi, les Sarrasins eurent quatre émirs : l’un occupa l’Égypte et l’Afrique, deux d’entre eux se divisèrent l’Espagne, et le quatrième se fit seigneur de la Syrie et de la Palestine. Le monde se tranchait en grandes dominations, et la Sicile obéit long-temps aux empereurs de Constantinople, qui passaient vite, il est vrai. Ce furent Staurace, Michel le Curopalate, Léon l’Arménien, et son successeur Michel, qu’on nommait Balbo, parce qu’il était bègue. Il y avait long-temps que les noms glorieux ne convenaient plus aux successeurs de César et d’Auguste. Sous ce bègue, les Sarrasins jugèrent que le moment était favorable pour rentrer en Sicile. Ils débarquèrent près de Palerme, et s’en emparèrent, ainsi que d’un grand nombre de villes et de châteaux. La chrétienté se montrait déjà puissante. Les Siciliens l’appelèrent à leur secours, et Boniface, comte de Corse, accompagné de Bertacio, son frère, et de quelques seigneurs de Toscane, porta la guerre chez les Sarrasins eux-mêmes, et défit quatre fois leurs troupes entre Utique et Carthage. L’alarme fut si grande, que ceux qui avaient débarqué à Palerme se hâtèrent de quitter la Sicile.

Une femme fut cause du retour des Sarrasins. Eufémius était préfet de Sicile pour l’empereur Michel. C’était un homme débauché, dont les désirs n’avaient pas de frein. Il devint amoureux d’une belle jeune fille de noble sang, qui était religieuse dans un couvent. Ne pouvant la posséder librement, comme il le voulait, il résolut de l’enlever du monastère où elle était. Et ce qui l’encourageait à commettre ce sacrilége, c’était l’exemple de son maître, l’empereur Michel, qui, étant devenu aussi amoureux d’une religieuse à Constantinople, était allé lui-même l’arracher du couvent où elle était renfermée. Eufémius se fit suivre d’un grand nombre de soldats de sa garde, marcha le sabre à la main au monastère, et contre la volonté de la jeune fille qui fit grande résistance, il l’enleva dans ses bras et la porta lui-même, sans respect pour Dieu et pour les lois, à son palais, à l’autre extrémité de Palerme. La jeune nonne avait deux frères, qui, apprenant cet outrage, coururent par les rues, excitant le peuple à la vengeance, et allèrent en même temps demander justice à l’exarque. Mais le peuple craignait les soldats, l’exarque redoutait le préfet, et personne ne bougea aux cris des deux frères.

Ils partirent pour Constantinople et demandèrent justice à l’empereur, qui, bien que souillé du même péché, trouva très mauvais que son subordonné s’en fût rendu coupable, et commanda à l’exarque de le châtier sévèrement. Eufémius fut averti à temps. Il se mit à la tête des troupes, chassa l’exarque et se fit proclamer empereur. Mais se trouvant trop faible contre Michel, il demanda du secours aux Sarrasins, qui habitaient alors la cité de Cayrwan, cité puissante, car Tunis n’était encore qu’un petit fort sans importance. À Cayrwan régnait, en qualité de bey ou d’émir, Ibraimo-al-Aglab. Il confia une armée nombreuse à un capitaine renommé, du nom de Abd-el-Kad, qui aborda à peu de distance de Mazzara, et fit brûler aussitôt toutes ses embarcations, afin d’ôter aux Sarrasins qui l’accompagnaient tout espoir de retourner en Afrique.

Eufémius ne jouit pas long-temps de sa trahison. Deux jeunes gens de Syracuse, deux frères, deux gentilshommes, se rendirent dans son palais, et demandèrent à conférer avec lui sur les moyens de protéger la Sicile contre les Grecs. Mais au lieu de l’embrasser, comme ils feignirent de le faire, ils le retinrent par ses longs cheveux, le frappèrent à coups redoublés de leurs poignards, lui tranchèrent la tête, et la promenèrent dans les rues de la ville sur une pique. Syracuse se révolta.

La ruine de Syracuse fut achevée par le siége qu’elle soutint contre les Sarrasins. Ce siége fut terrible. Un moine grec, nommé Théodoric, renfermé dans la prison de Palerme après ce siége, en a écrit la triste relation à l’archidiacre Léon. Dans cette lettre, Théodoric raconte ainsi ses souffrances et celles de ses compagnons : « Nous avons résisté dix mois à l’ennemi, combattant nuit et jour, sur terre et sous terre, n’épargnant rien pour nuire aux assiégeans et détruire leurs ouvrages. L’herbe qui croît sur les murs et les os des animaux réduits en farine, ont été nos alimens, puis nous avons dévoré les enfans et ceux dont la faim avait amené la mort. Inutile courage ! un jour que nos combattans, exténués de chaleur et de fatigue, s’étaient abandonnés au repos pour un moment, les Arabes donnèrent un assaut général. La ville fut prise. Les magistrats, les prêtres, les moines, les vieillards, les femmes et les enfans périrent, presque tous dans l’église du Saint-Sauveur, où ils s’étaient réfugiés. Les principaux bourgeois furent menés hors des murs, et un grand nombre fut tué à coups de pieds et de bâtons. Le commandant Nicétas de Tarse fut écorché vivant, les entrailles lui furent arrachées, et enfin on lui fracassa la tête. Le château fut rasé, les maisons livrées aux flammes, et on avait résolu de brûler vifs l’archevêque et tous les prêtres le jour de la fête du sacrifice d’Abraham, Il Badram ; mais un vieillard qui a de l’autorité sur les Arabes nous a sauvés. Je vous écris ces choses de Palerme, d’une prison située à quatorze pieds sous terre, au milieu d’une foule immense de prisonniers juifs, africains, lombards, chrétiens et infidèles, etc. »

La prise de Syracuse donna presque toute la Sicile aux Sarrasins, commandés par les khalifes Aglabites, auxquels succédèrent les khalifes Fatimites, et leur domination dura, avec diverses chances, jusqu’à l’arrivée des Normands. La nation sicilienne se conservait cependant ; elle vivait de la vie des vaincus, comme firent les Gaulois sous les Franks, les Saxons sous les Normands, et tant d’autres races dominées. Elle se défendit des mœurs des vainqueurs par un ressentiment national, subissant toutefois leur civilisation, dont il reste encore des traces en Sicile, traces qui eussent été plus profondes encore sans l’immense activité des Normands et le génie créateur de leur grand comte Roger, qui a tout apporté en Sicile, foi chrétienne, institutions, liberté, indépendance, sécurité, et tout ce qui fait la gloire comme la vie des peuples.

Les Sarrasins étaient une nation tenace. Il fallut huit cents ans pour les chasser de l’Espagne, et quatre siècles pour les expulser de la Sicile. Les Normands, ce peuple aussi brave, aussi fier, aussi pieux, aussi féroce et aussi héroïque que les Sarrasins, débarquèrent en Sicile au temps de la plus belle époque de la domination musulmane. Les Sarrasins avaient conclu la paix avec les Grecs et avec les Siciliens, qui, tout vaincus qu’ils étaient, défendaient encore leurs droits les armes à la main, race aussi persévérante que belliqueuse, et tout-à-fait digne de figurer dans cette lutte dont l’étroite Sicile était le théâtre. Ce fut alors que la guerre éclata entre les dominateurs. Apolofaro, roi sarrasin, et son frère Apocapo, marchèrent l’un contre l’autre et se défirent mutuellement en plusieurs batailles. Un Grec de Constantinople jugea le moment favorable pour attaquer et abattre la puissance musulmane. Il fit appel aux troupes grecques qui étaient dans la Pouille, s’adressa aux princes d’Italie, leur demanda des armes et des hommes de guerre, et bientôt il vit arriver Guillaume Bras-de-Fer, Robert Guiscard, et leurs frères normands, qui étaient venus chercher les aventures en Italie, et qui s’étaient déjà rendus si fameux. On trouve en Sicile d’admirables chroniques sur cette époque. La prise de Messine par les Normands, où Guillaume Bras-de-Fer tua de sa main, sur le rempart, Arcadio, le gouverneur sarrasin, et le siége de Messine par les Sarrasins, qui furent surpris dans leur camp pendant une de leurs fêtes, la mésopentecôte, égorgés au milieu de leurs festins, sont des légendes dignes de l’Arioste par leurs hauts faits presque fabuleux, et qui font bien pâlir les couleurs des poèmes du Tasse.

En 1063, où les historiens montrent la conquête du pays comme terminée après de longues guerres, les Sarrasins et les Arabes, au nombre de trente mille hommes, se présentaient devant les Normands, à peu de distance de Cérami, ville du Valdemone, située à la pointe d’une flèche de rochers, comme la plupart des cités de l’intérieur de la Sicile. Ce fut encore une terrible bataille, et le grand comte Ruggiero, avec ses Normands, inférieurs en nombre, l’eût sans doute perdue sans le grand saint George, qui apparut tout à coup au milieu des escadrons chrétiens, couvert de belles armes, monté sur un cheval blanc, et dont la soubreveste blanche était traversée d’une croix écarlate. Aussi, depuis cette bataille, Ruggiero fit inscrire sur sa bannière ces paroles de l’Écriture, qu’on lit en tête de toutes ses chartes : Dextera Domini fecit virtutem, dextra Domini exaltavit me. Quatre chameaux, chargés des dépouilles des Sarrasins, furent envoyés au pape Alexandre II, qui remit en échange, aux envoyés du comte Roger, un étendard bénit à l’aide duquel il devait achever la conquête de la Sicile.

Ces grands coups de lance et d’épée retentissent encore dans les montagnes de la Sicile. En 1072, les Normands entrèrent enfin triomphalement à Palerme, aux cris de viva Cristo ! Alors fut établie la grande division féodale, que les Normands introduisaient dans tous les pays de leur conquête, et que Guillaume-le-Conquérant imposait alors à l’Angleterre. Le territoire de la Sicile fut divisé en trois parties : l’une fut donnée aux prêtres, l’autre aux chefs et aux principaux officiers de l’armée normande, et la troisième tenue en réserve pour le souverain. Ce fut l’origine du parlement composé des trois bras, ecclésiastique, baronial et domanial, que Roger II réunit pour la première fois en 1129. Quant au grand comte Roger, le reste de sa vie se passa à combattre les Sarrasins, à élever des forts contre eux, et à construire des églises, ce qui était encore une manière de combattre les infidèles. Pendant ce temps, Robert s’en allait batailler dans la Pouille et dans la Calabre, et revenait de temps en temps pour aider son frère de sa puissante épée. Quand on parcourt la Sicile, on voit tout à coup apparaître, comme des nids d’aigle, à la cime des rochers, ces forts semés par la conquête, depuis le promontoire le plus voisin de l’Afrique jusqu’au rivage qui fait face aux montagnes de la Calabre. Après avoir gravi, sur le dos d’un mulet, ces montagnes à pic, on franchit enfin une porte basse et tortueuse, faite pour ces guerres de ruses et de surprises ; et, à la misère, à l’isolement du petit nombre des habitans, à l’expression pensive de ces visages d’Orient, à la régularité des traits, à la surprise, presque à l’effroi qu’inspire votre venue dans ces aires isolées, vous pourriez vous croire encore au lendemain d’une de ces batailles après lesquelles la population mêlée de Normands, de Grecs, de Lombards et d’indigènes, fuyant les Sarrasins, venait chercher un refuge pour l’ame et pour le corps, dans le temple chrétien, protégé par les murailles et les herses d’une forteresse normande. Quelquefois une citadelle des Normands s’élevait en face d’un château-fort arabe, comme celle de Calatascibetta. Le comte Roger la fit construire pour assiéger l’Al-Cassar de Castrogiovanni, qui est l’ancienne Enna, au pied de laquelle s’étendait une belle vallée, verte et fleurie, si profonde qu’elle aboutissait à l’Érèbe, d’où sortait Pluton quand il rencontra Proserpine jouant avec ses compagnes, du milieu desquelles il l’enleva pour l’emporter sur ses chevaux noirs, dans son royaume des enfers. De la vallée, les deux forts, les deux villes, semblent deux amas de pierres tombées des nues, sur ces deux aiguilles de roches inaccessibles. Elles sont voisines, et séparées cependant par une immensité, qui est ce gouffre, cette vallée sans fond, qu’elles dominent ; et, quand la croix et le croissant flottaient de chaque côté, à la cime d’une tour, on devait penser que cette guerre religieuse des Maures et des chrétiens se faisait en effet dans le ciel, pour la possession duquel on combattait aussi bien que pour les intérêts de la terre.

Le conquérant était forcé d’arracher, une à une, les petites troupes de Sarrasins qui s’étaient enfermées dans leurs petits châteaux, comme Platani, Missor, Rajalbefar, Caltanissetta, Licata et tant d’autres. Quand il eut pris le dernier fort sarrasin, il s’occupa de doter richement les monastères et de leur accorder de grands priviléges qui ajoutaient encore à leurs richesses. Cela fait, sa tâche de guerrier chrétien, qu’il avait si terriblement et si activement remplie, lui sembla terminée, et il se coucha dans sa tombe où l’on mit cette pieuse inscription :

Linquens terrenas migravit Dux ad amænas
Rogerius sedes, nam cæli detinet ædes.

Simon, son fils, hérita de la Pouille, de la Calabre et de la Sicile. Quand il mourut, Roger II, son frère, continua la tâche du grand comte Roger. La Sicile avait alors une organisation : elle formait une puissance indépendante. Le comte Roger avait réglé le service militaire, le droit de siéger dans les assemblées publiques, l’administration de la justice par les vicomtes du souverain dans le domaine de la couronne, et par les barons dans leurs fiefs. Roger II s’occupa de l’administration intérieure. Les bajuli et les vicomtes eurent encore la connaissance des causes civiles, et les strategoti rendirent la justice criminelle. Ils dépendaient des justiciers qui résidaient dans les différentes vallées. Des camerarii surveillaient l’administration. Il y avait de grandes cours de justice ambulantes, guidées par un grand justicier, qui s’en allait par les provinces, jugeant en dernier ressort. Le roi présidait son conseil d’état, qui dirigeait toutes les affaires d’état. Les feudataires étaient jugés par des cours souveraines. Les fiefs étaient inaliénables, et la substitution, cette grande base de la féodalité, établie en principe dans toute la Sicile.

Quant au peuple, il avait le sort qui lui était ordinaire dans les organisations féodales ; il payait de sa sueur et des produits de son travail la protection qu’il trouvait sous les murs du château de son seigneur. Ce qu’il y avait de particulier en Sicile, c’est que chaque serf était soumis à un système d’impôt différent, selon la nation à laquelle il appartenait. Le Lombard, le Sicilien, le Grec, le vassal goth, étaient taxés d’une manière différente. C’étaient les corvées d’abord, puis les droits d’ancrage, de transport, de pêche, du sépulcre, du gland, du passage des marchandises, du plateico et d’autres ; mais l’imposition annuelle était défendue, et le droit public, consacré par la diète de Roncaglia, ne la permettait que dans certains cas.

Les procédures différaient aussi, non pas selon les races, mais selon que vous étiez vilain, bourgeois, soldat, baron ou comte ; le régime féodal enfin.

Roger et ses successeurs étaient souverains et maîtres du pays de Naples, mais ils restaient habituellement en Sicile, pays plus enclin à la révolte, et d’où il leur était d’ailleurs plus facile de contenir les Sarrasins d’Afrique, qui s’efforçaient sans cesse de rétablir leur domination détruite par el grande conte Ruggiero.

La Sicile se défendit bien contre eux sous Guillaume-le-Mauvais, fils de Roger II, mais ce fut alors que commencèrent ces longues guerres civiles qu’on peut dire ne s’être jamais tout-à-fait éteintes depuis ce temps-là. Ce Guillaume, étant devenu enfin tranquille dans son palais, et n’ayant à guerroyer contre personne, se mit à satisfaire son avarice, qui était sa passion dominante. Il alla jusqu’à créer une monnaie de cuir, et à obliger ses sujets, sous peine de mort, à changer leur argent et leur or contre les pièces de cuir qu’il faisait fabriquer et marquer de ses armes. Une vieille chronique rapporte qu’un jour, on vit arriver à Palerme un homme inconnu avec un excellent et magnifique cheval qu’il voulait vendre, un bravissimo e bellissimo cavallo. Le possesseur du cheval en voulait un scudo, mais un scudo d’or et non de cuir, un véritable scudo. Le scudo ne se trouva pas dans tout Palerme, ou peut-être personne n’osa en montrer un. La trompette eut beau sonner plusieurs fois pour appeler un acheteur, il ne se présentait que des Grecs qui offraient des monceaux de cuir, en échange de ce superbe coursier. Mais le vendeur tenait bon pour le scudo d’or, et il mettait déjà le pied sur l’étrier pour s’en retourner sur son cheval, lorsqu’un jeune homme noble, qui était devenu épris du bel animal, s’en alla à la sépulture de son père, l’ouvrit, et y prit un scudo d’or que sa mère y avait déposé quand on y avait enterré le défunt ! Guillaume, qui administrait ainsi la Sicile, est enterré lui-même dans la magnifique église gothique de Montréal, près de Palerme, dans un tombeau de porphyre noir que l’incendie de 1811 a cruellement endommagé, ainsi que toute l’église. La pierre se trouva fendue, et quand on l’ouvrit, on y aperçut le corps de Guillaume-le-Mauvais dans un état parfait de conservation. Guillaume-le-Bon, son fils et son successeur, a sa tombe près de là. Il se fit mettre humblement dans une sépulture de briques, au pied du monument de porphyre et de marbre de son père, bien qu’il valût mieux que lui.

Ce bon roi Guillaume hérita, à l’âge de onze ans, de la couronne de Sicile, et fut joyeusement salué à son avénement, comme on le pense bien. Les vieux légendaires de Sicile disent qu’il était alors si aimé de tous, qu’il ne touchait presque jamais la terre, et qu’on le laissait rarement s’asseoir, car il était toujours dans les bras de l’un ou de l’autre, or di quello or di questo, « et il n’avait pas un seul précepteur ni pédagogue, mais tous ceux de la cour étaient comme ses maîtres, et l’on pouvait dire qu’il était l’élève de tous. » Malgré toutes ces choses, le petit Guillaume resta un bon roi ; il restreignit l’autorité des barons, qui devenait chaque jour plus abusive, établit des tribunaux ecclésiastiques pour les délits des clercs, ce qui était également un acte de courage, et fit des lois qui furent dictées par un tel esprit de sagesse, qu’elles ont servi depuis de base aux réformes.

Après la mort de Guillaume II, Tancrède, fils naturel de la comtesse de Lecce et de Roger, l’aîné du grand comte, fut élu par la noblesse. La race normande se termina en lui par un court mais glorieux règne, durant lequel il soumit de nouveau la Calabre et la Pouille, et fit respecter les conquêtes de ses pères en véritable chevalier normand. Il y eut ensuite un règne terrible, celui de l’empereur Henri, mari de Constance, fille du roi Roger. Il chassa du trône le jeune Guillaume, qui s’était appuyé sur la race arabe, et avait persécuté si violemment la race normande, que les Siciliens, également mécontens, s’unirent à elle et se révoltèrent. Catania fut brûlée, Syracuse dévastée encore une fois par l’empereur à son retour en Sicile. Il y mourut empoisonné, dit-on, et la laissa dans le plus grand trouble. Le règne de l’empereur Frédéric répara les malheurs du règne précédent. Il tint deux parlemens, l’un à Capoue, l’autre à Messine, où il publia des capitulaires contre les violences des barons, et alla jusqu’à ordonner la démolition de leurs forteresses. C’était s’attaquer au cœur même de la féodalité ; mais ce grand prince portait une ame assez haute pour soutenir une telle lutte. Ses démêlés avec Rome, d’où naquirent les Guelfes et les Ghibelins, sa croisade en Terre-Sainte, ses guerres contre les Sarrasins d’Afrique, ne l’absorbèrent pas tellement qu’il perdît de vue la réforme législative qu’il voulait établir en Sicile, et il en fixa les bases au milieu d’un parlement qu’il tint à Melfi, où le fameux Pierre Desvignes, son chancelier, l’auteur présumé du livre de Tribus impostoribus, promulgua la nouvelle constitution sicilienne.

Frédéric était empereur, et il fit déclarer solennellement à la diète de Francfort que le royaume de Sicile était indépendant de l’empire, et ne ressortissait d’aucune manière de la jurisdiction impériale. Ces temps de la maison de Souabe furent pour la Sicile l’époque de la justice ; les arts et les lettres jetèrent en même temps un vif éclat, et le règne de Frédéric créa en quelque sorte une troisième civilisation, qui affaiblit les traces des dominations arabe et normande. Le système municipal s’établit aussi sous Frédéric en Sicile, système fort et complet, opposé par l’empereur au despotisme des barons, mais qui ne tarda pas à s’affaisser sous ses successeurs. Ces principes furent consacrés dans les parlemens de Foggia et de Lentini, où furent admis quatre prudhommes par ville et deux par village. Ceci se passait en un temps où les communes n’étaient encore guère représentées en Europe. Quant aux parlemens, la Sicile était, en quelque sorte, leur terre natale. Ils y étaient établis au temps des Grecs, et Thucydide rapporte que, lorsque les Athéniens se présentèrent pour la seconde fois en Sicile, les députés des villes s’assemblèrent pour délibérer sur la défense commune. Sous les Romains, le conventus était la convocation de tous les syndics communaux dans quatre villes, Palerme, Syracuse, Lilibée et Messine. Ce fut un parlement qui déclara roi le comte Roger, en 1129, à Palerme, parlement tout sicilien, qui s’assembla de nouveau à Palerme. Après la mort de Guillaume Ier, un parlement délibéra de la régence et de la minorité ; un parlement s’assembla pour régler les droits de Constance, femme de Henri, et les parlemens convoqués par Frédéric ne furent que la suite de ceux-ci. Voilà pour la vie politique.

Sous les Normands, les Siciliens étaient divisés en sept classes, dont on retrouve encore les traces : les vilains ou attachés à la glèbe, les colons ou paysans, les bourgeois, les soldats, les barons et les comtes. Les vilains, attachés à la glèbe, étaient pour la plupart des familles sarrasines vaincues ou prises en guerre. Les vilains tenaient les terres des barons à titre de prestation annuelle ; les bourgeois qui possédaient des terres allodiales étaient libres, et n’étaient sujets que des magistrats institués par la couronne ; ils ne payaient ni collecte ni tribut, qu’une somme proportionnée à l’étendue de leur terre, que les bajulis, officiers royaux, étaient chargés de recouvrer. Cet état de choses dura huit siècles en Sicile. Pour la répartition des budgets, le grand justicier indiquait aux justiciers des provinces le montant de la somme à répartir entre les communes ; ceux-ci l’annonçaient aux bajulis, puis un grand conseil public désignait par l’élection deux citadins qui étaient chargés de répartir la somme votée, par feux et par famille. Les rapports constataient l’état et la valeur de tous les biens allodiaux soumis à la taxe unique, et l’administration, instruite avec exactitude du nombre des villages, de la quantité de leurs feux, de l’étendue des terres, et de leur population respective, pouvait établir ses calculs d’impôts avec précision. Pour les soldats, ils appartenaient aux familles féodales, et étaient tous décorés du ceinturon militaire, comme chez les Romains de l’empire, qui célébraient par un festin le jour où leurs enfans prenaient la ceinture de la cavalerie, qui paraît avoir remplacé la toge, ce signe de virilité dans des temps plus anciens. Le fils aîné du roi lui-même était tenu de porter ce signe distinctif. Une cérémonie religieuse avait lieu lors de la prise du ceinturon, et ceux qui le prenaient ainsi avaient le titre de regii milites. Depuis le règne de Frédéric, il y eut les milites litterati et les milites justitiæ, qui étaient des clercs ou des jurisconsultes auxquels on accordait la jouissance des priviléges militaires. Ce système encouragea beaucoup l’étude de la jurisprudence et des lettres, qui ont illustré tant de noms en Sicile. Une organisation à peu près semblable existait encore en Russie dans les premières années du règne actuel, et l’on y voyait des généraux civils. Enfin, les barons et les comtes étaient les feudataires du souverain, ils possédaient la majeure partie des terres qui avaient été concédées à leurs aïeux lors de la conquête, et avec ces terres, des vassaux et des droits politiques très étendus.

J’ai parlé des différentes races qui habitaient la Sicile, sous les Normands et la maison de Souabe ; c’étaient, outre les indigènes, des Grecs, des Sarrasins, des Francs, des Juifs et des Lombards. Ces derniers habitaient l’intérieur, particulièrement Nicosia, Randazzo, Butera, Aidone, Sanfraletto et Corleone. Les Grecs s’étaient établis dans toutes les parties du val Demone, vers le Phare, pour être plus voisins de leurs frères de la Calabre et de la Pouille. Les Arabes préféraient la côte méridionale, et les environs de Girgenti. J’ai dit aussi que chacune des races qui habitaient la Sicile, vivait sous un régime de lois différentes. Les naturels siciliens et les Grecs avaient conservé la loi romaine ; les Lombards se réglaient d’après le droit lombard ; les Sarrasins vivaient selon le Koran et la religion de Mahomet ; enfin, les Juifs vivaient selon leur loi religieuse, et on trouve encore en Sicile des chartes qui leur concèdent ce droit. Le code général des Siciliens ne fut compilé et promulgué que sous l’empereur Frédéric. L’esclavage fut aboli, les attachés à la glèbe admis à la jouissance des droits civils, la liberté d’épouser qui leur semblait leur fut accordée, et pour rendre cette transmission plus sensible, elle fut accompagnée de grandes solennités ecclésiastiques.

La grande quantité de Barbares venus en Italie avait fait perdre, dans le VIe siècle, l’usage de la langue italienne, qui n’était plus guère pratiquée que parmi les ecclésiastiques et les gens lettrés. Divers dialectes s’étaient introduits, et dans les villes d’Italie on parlait des langues différentes. Trois langues étaient communément usitées en Sicile. Les Siciliens, les Francs, les Lombards tenaient encore au latin. Les Juifs et les Sarrasins parlaient arabe, et les Grecs leur propre idiome. Les actes publics étaient conçus dans l’une de ces trois langues, ou dans toutes les trois à la fois. Enfin, à la cour des rois normands, le vieux français était en usage. De ce mélange de grec, de latin, de goth, de sarrasin, de normand, naquit la langue sicilienne. Les Siciliens assurent que de leur langue a dérivé le toscan vulgaire, et ils se prétendent ainsi, et peut-être avec raison, les fondateurs de l’art et du génie italiens. Plus tard, la langue et les mœurs espagnoles vinrent se mêler à toutes ces mœurs et à tous les dialectes qui ont fait du peuple de Sicile une race si curieuse à observer, même dans sa misère et dans sa nudité.

Les Sarrasins reparaissaient en Sicile chaque fois que les troubles intérieurs de l’île pouvaient favoriser leurs desseins. Ils étaient établis à Nocera, près de Salerne, dans le royaume de Naples, vieille cité tout arabe, et sous ses sombres arceaux de pierre il semble encore, le soir, qu’on voie passer les ombres des anciens Sarrasins. C’est à Nocera de Pagani, comme disent encore les habitans du pays, que Manfredi ou Mainfroi, vice-roi de l’empereur Conrad, roi de Sicile après Frédéric, alla les chercher pour se rendre maître de tout le pays de Naples ; et tout en assiégeant Naples et conquérant la Pouille, ces grands fondateurs de toutes choses créaient sur leur route Manfredonia et d’autres cités, restées en témoignage de la grandeur de cette race arabe, qui laissait de belles villes sur sa route, au lieu des ruines qui marquent, en tous lieux, le passage des dominateurs forcés d’abandonner leurs conquêtes.

Mainfroi, ayant répandu la nouvelle de la mort de son pupille Conradin, héritier du trône de Sicile, après Conrad, entra à Naples avec sa garde sarrasine, et fut nommé roi. Ce fut le signal de luttes terribles en Sicile. Presque toutes les villes, à l’exception de Messine, se déclarèrent contre Manfred, et bientôt Messine elle-même se révolta. Les guerres et les révolutions de la Sicile ont toujours présenté les reviremens les plus inattendus. Un capitaine de quelques lances sortit de la vallée de Mazzara, marcha contre Palerme, et bientôt toute la Sicile fut pour Manfred, à l’exception d’Enna, son point central, le nombril de la Sicile, comme la nomment les historiens. Une fois couronné roi de Sicile à Palerme, Manfred s’en alla résider à Naples, laissant un justicier et un gouverneur, Federigo Moletta, pour diriger les affaires de Sicile. Avant cette époque, c’était à Naples que résidait le gouverneur de la Calabre et de la Pouille, et à Palerme que siégeait le roi.

Le pape Urbain avait succédé au pape Alexandre. Le nouveau pontife ne voulut pas reconnaître pour roi de Sicile Manfred, qui avait usurpé le trône de Conradin, en supposant sa mort, et qui l’avait usurpé à l’aide d’une armée de Sarrasins. Urbain donna en conséquence le trône de Sicile, non pas à Conradin, à qui il appartenait, mais à Charles, comte d’Anjou, frère du roi de France. Ce don lui fut confirmé par Clément IV, qui succéda à Urbain, et qui était Français de nation. Charles s’en vint donc de Marseille avec Béatrice, sa femme, et, suivi de trente galères montées de bons soldats, aborda à Ostie, d’où il se rendit à Rome. Il y fut reçu avec de grands honneurs par le légat apostolique, qui, en l’absence du pape alors à Pérouse, lui plaça sur la tête, dans l’église de Saint-Jean-de-Latran, la couronne de Sicile, et lui donna l’investiture de ce royaume et de tout le pays, depuis le détroit de Messine jusqu’aux confins des états pontificaux. Le nouveau roi s’engagea, pour lui et ses successeurs, à payer tous les ans au pape quatre cent mille scudi d’or, et à lui envoyer, tous les trois ans, une haquenée blanche le jour de saint Pierre apôtre. Ce dernier tribut fait encore, à cette heure, le sujet d’un différend entre le saint-père et le roi des Deux-Siciles, qui a gardé l’incognito dans son dernier voyage à Rome, pour ne pas élever des questions d’étiquette à propos desquelles on eût ranimé les anciennes prétentions du saint-siége, fondées sur les traités du XIIIe siècle.

Manfred fut tué dans le premier combat qu’il livra, près de Bénévent, aux soldats du comte d’Anjou. Mais Conradin, fils de Conrad, avait grandi. Il avait quinze ans. En peu de jours, il accourut aux frontières du royaume de Naples. Il était aidé par son frère le duc d’Autriche, par Alfonse, roi d’Aragon, et par Conrad, prince d’Antioche. Ce dernier occupa le château de Sciacca, et pendant ce temps le duc d’Autriche s’en alla en Afrique chercher des bandes de Sarrasins, qui avaient toujours les yeux tournés vers le pays de Sicile, et qui étaient toujours prêts à seconder tous ceux qui voulaient le conquérir. L’armée de Conradin, composée de Lombards, de Sarrasins, d’Allemands et d’Espagnols, fut défaite dans les Abbruzzes, et le pauvre jeune prince, se voyant perdu, prit un sayon de pâtre, et tâcha de gagner la Sicile ; mais au passage d’une rivière, un batelier le reconnut pour un noble seigneur, à sa bague et à ses longs cheveux blonds. Il fut pris et conduit au comte d’Anjou, qui le fit exécuter publiquement, à Naples, par la main du bourreau. La mort de ce jeune et dernier rejeton de la maison de Souabe, qui avait gouverné l’empire et régné soixante-dix-sept ans en Sicile, est un des épisodes les plus touchans de l’histoire.

Voici maintenant la Sicile placée violemment sous la maison d’Anjou. De cette époque date sa décadence. La domination des Angevins fut courte, mais désastreuse. Charles d’Anjou réduisit d’abord systématiquement la nation sicilienne à un état de nullité et d’asservissement tel, que le régime sarrasin devait lui sembler préférable. Les collectes que levaient quelquefois les princes de Souabe pour soutenir leurs guerres, furent converties en impôts réguliers. Charles d’Anjou avait contracté des dettes immenses pour conquérir les Deux-Siciles ; il devait tribut au pape ; ses capitaines étaient exigeans ; il livra la Sicile à leur licence et à leur rapacité. Son armée était composée de soldoyers de toutes les nations, surtout de Français.

C’était une de ces époques si fréquentes dans l’histoire où les Français remplissaient le monde de leurs exploits et de leurs désastres. Le roi Louis IX, son frère Charles d’Anjou, et ses trois fils, assiégeaient Tunis, et combattaient, sur le rivage d’Afrique, les Sarrasins, qui avaient encore tant de part dans les affaires d’Italie. La peste décima l’armée française et la priva de son roi. Le siége fut levé, et la flotte française se dirigea vers la Sicile, où elle fut en partie détruite par la tempête, à l’entrée du port de Trapani. La peste entra dans la petite ville de Trapani avec ces malheureux restes de notre croisade, et elle fut si terrible, que les soldats se débandèrent et s’enfuirent dans toutes les directions, à Marsala, à Alcamo, à Salemi, à Calatafimi. Les Siciliens, déjà exaspérés par les exactions des Angevins, regardèrent la peste comme un des maux nombreux qu’ils devaient à la France, et l’esprit de vengeance commença à réunir toutes les parties de la Sicile, divisée depuis si long-temps. On conspira donc avec le secret profond qu’on sait garder dans les vallées retirées et dans les montagnes inaccessibles. Pendant ce temps, le roi Charles, ignorant ces dangers, était occupé à escorter pieusement, de Trapani à Palerme, les entrailles de son frère dont le corps était porté en France sur une galère. Ce n’est pas sans émotion qu’un Français peut visiter la magnifique église bizantine de Montréal, près de Palerme. À droite du grand autel d’argent, du côté opposé à la voûte sous laquelle dorment près l’un de l’autre Guillaume-le-Mauvais et Guillaume-le-Bon, et en face de la chapelle de la famille Lampeduza, au pied d’un petit autel, est un sarcophage de marbre blanc. Ce simple monument, refait dans les temps modernes, a beaucoup souffert de l’incendie qui a ravagé l’abbaye de Montréal en 1811. Sous cette pierre, brisée et crevassée de toutes parts, se trouve une partie des restes mortels de saint Louis, le grand roi auquel se rattachent nos plus antiques souvenirs de gloire et de liberté. Le roi de Naples vint, il y a peu d’années, dans l’église de Montréal, et accorda aux moines de l’abbaye, sur leur demande, le privilége de pouvoir prononcer leurs vœux avant l’âge de vingt-un ans. Ce privilége est inscrit en lettres d’or sur une table de marbre attachée au grand escalier. Il est à regretter que les sculpteurs n’aient pas trouvé un moment de loisir pour inscrire une simple ligne sur le cénotaphe de saint Louis.

Les vêpres siciliennes furent le résultat de beaucoup de causes. La première de toutes fut le mécontentement des populations, sans doute. Le peuple et les nobles étaient également tyrannisés par les Français et les délégués de Charles d’Anjou. Les principaux reproches qui leur sont adressés consistent en ceci : « Povenano gabelle inauditi, ricostevano gravezze intolerabili, volevan per forzan aver per moglie le nobili e ricche donne, e machinavano ogni ora adulterii con quelle ch’erano maritale. » Ces choses durèrent cependant dix-sept ans. Éribert d’Orléans étant gouverneur de la Sicile pour le roi Charles, Jehan de Saint-Remi, justicier de Palerme et du val de Mazzara, Thomas de Busanty, justicier du val de Noto, les Siciliens résolurent d’envoyer une ambassade au roi Charles, qui se trouvait alors à Viterbe, pour lui exposer la détresse publique et l’inquiétude que répandaient, dans toute la Sicile, les exactions et les violences de ses agens. Le roi écouta les envoyés, infligea une punition à Éribert, et réprimanda ses ministres par un rescrit du 1er avril 1276, adressé à tous les Siciliens. Mais les choses allèrent comme devant ; les rapines, les exactions et les désordres continuèrent. Cependant les Siciliens ne se lassèrent pas de recourir aux moyens de conciliation, et s’adressèrent au pape par l’intermédiaire de Bartolomeo, évêque de Patti, et d’un moine dominicain, le père Bongiovanni Marino, qui ne craignit pas de s’en aller devers le roi Charles, et lui tint intrépidement un discours, dont l’exorde était ce passage de l’Écriture : « Ayez pitié de moi, fils de David ; car ma fille est malignement tourmentée du démon ! » Le mal ne cessa point.

Ce fut alors que don Giovanni, seigneur de Procita, qui est réclamé par les historiens de Catane comme un de leurs compatriotes, commença de conjurer contre la domination française. Selon Pétrarque, la femme de ce seigneur avait été enlevée, violée ou débauchée par les Français ; mais Procita n’avait pas besoin de ce motif de haine contre la nation française. Il était Sicilien, baron, il avait eu la faveur du roi Manfred, et ses biens ainsi que son autorité avaient beaucoup souffert du joug étranger. Il s’en alla à Lentini, l’ancienne Léontium, dans le val de Noto, à peu de distance de la mer d’Afrique, et s’ouvrit à un certain Alaimo, avec lequel il se rendit à Calatagirone, où ils trouvèrent pour complice un nommé Guatteri. Bientôt dans toute l’île il y eut des conjurés, et des délégués furent nommés pour s’entendre avec les ennemis de Charles d’Anjou. Procita, habillé en moine, traversa la Sicile, et s’embarqua secrètement dans une speronara à douze rameurs, pour l’Italie. Il se rendit successivement près du pape Nicolas III, de l’empereur de Constantinople, Michel Paléologue, et du roi d’Aragon. Le pape approuva secrètement le projet des Siciliens ; mais il exigea, pour condition de son approbation publique, dans le cas où ils réussiraient, que Procita vînt lui porter une grosse somme d’argent, dans son château de Suriano, que les terribles vers de Dante ont rendu si célèbre. L’empereur grec était en guerre avec Charles de Naples. Averti par Procita que le roi préparait une expédition contre Constantinople, il accorda aux conjurés une subvention de 30,000 onces d’or, avec laquelle ils achetèrent le consentement du pape. Quant à Pierre d’Aragon, qui avait épousé Constance, fille de Manfred, il consentit à envoyer une flotte en observation près des côtes de Sicile, sous le prétexte de faire une expédition à Bone, en Afrique. Ce fut en sa faveur que l’on conspira.

Assurément ce n’étaient pas là seulement les préparatifs d’un soulèvement populaire. Procita voyagea pendant plusieurs années. Il alla plusieurs fois de Rome à Constantinople et de Constantinople en Espagne, porter les paroles du pape à l’empereur, l’or de l’empereur au pape, stipuler pour les droits de Pierre d’Aragon. Enfin il se rendit de Constantinople à Malte, avec Accardo Latino, secrétaire de l’empereur. De là, remontant seul sur sa speronara, il longea les côtes de Sicile, s’arrêtant chaque soir dans les bas-fonds de la côte depuis le cap Passaro jusqu’au cap San-Vito, et doublant les caps Scalambra, San-Marco et Granitola. À l’entrée de la nuit, il se glissait dans chaque bourg de la côte, sous ses habits de moine, voyait ses amis secrets, et les tenait instruits des progrès de son entreprise. Il en fit autant à Trapani, où il décida comme partout quelques-uns des principaux du lieu à se rendre à Malte pour s’assurer, de la bouche du secrétaire de l’empereur, de la réalité des espérances qu’il leur apportait en son nom. De retour à Malte, où le secrétaire de l’empereur eut de longues conférences avec les conjurés, Procita monta sur une galère impériale, et se rendit, avec Accardo, à Barcelone, pour retrouver Pierre d’Aragon, et lui faire promettre de venir régner en Sicile après le massacre des Français. L’accord fut long, et rien ne fut donné au hasard ni compromis par la précipitation ; car une triple prudence siégeait dans ce conseil, tenu par un Grec, un Espagnol et un Sicilien. Un évènement imprévu vint cependant traverser ce projet, car, en retournant en Sicile, Jean de Procita fut rencontré en mer par des marins pisans qui lui apprirent la mort de Nicolas III et l’avènement de Martin IV, grand ami des Français. Nicolas III emportait avec lui tout à la fois les espérances de Procita et l’argent de Paléologue.

Procita revint à Trapani, tout aussi résolu que s’il n’y avait pas eu un pape de moins en cette affaire. À peine arrivé, il alla de val en val, de montagne en montagne, préparer partout ses amis au grand coup qui allait se frapper.

Pierre d’Aragon ne se rebutait pas non plus. Il avait bien jugé de Procita, et s’était dit qu’un tel homme, quand il promet un trône, le donne bientôt aussi. Il continuait donc les armemens de sa prétendue expédition de Bone. Mais comme ces préparatifs augmentaient chaque jour, le nouveau pape Martin fit demander à Pierre d’Aragon, par son légat, de lui faire connaître la pensée qui le dirigeait, en réalité, dans tous ces apprêts. Pierre remettait sa réponse de jour en jour, et hâtait l’armement de ses vaisseaux. Enfin, le légat exigea une réponse formelle, et Pierre lui fit celle-ci : « Si la chemise que je porte à cette heure savait mon secret, je la brûlerais à l’instant même. » Quand la réponse de Pierre vint au pape, les vaisseaux de la flotte aragonaise cinglaient déjà vers les côtes de Sicile.

Tout était prêt ; mais le jour de l’exécution du complot n’était pas encore fixé, quand une circonstance inattendue fit éclater l’évènement. Le 30 mars 1282, le lundi de Pâques, les habitans de Palerme se portaient en foule, comme c’est la coutume des jours de fête, sur la promenade qui mène à la route de Montréal. C’est un coteau en pente douce, qui commence à l’extrémité du Cassaro, la rue principale de Palerme, et s’élève jusqu’à la magnifique abbaye située à la cime d’une montagne boisée d’orangers, de citronniers, et toute fortifiée, en quelque sorte, d’épais troncs d’opuntii ou figuiers d’Inde, qui forment d’impénétrables remparts. Les femmes et les filles de la ville se promenaient en attendant l’heure de vêpres, chacune couverte du long manteau de soie noire à l’espagnole, qu’elles portent encore, et qui, s’attachant autour de l’épaule droite, enveloppe la taille, et ne laisse voir que le visage. Un édit du gouverneur, publié peu de jours avant, prohibait les armes ; les nobles seuls avaient gardé le droit de porter leur courte épée, suspendue au ceinturon qui serrait les plis de leur mantello. À l’endroit nommé lo Spirito-Santo, où se trouve aujourd’hui le Campo-Santo, près de la barrière du grand édifice moresque qu’on y voit encore, se tenait un groupe de soldats et de bas-officiers français, qui visitaient rudement les manteaux des bourgeois qui passaient, et se permettaient avec les femmes des libertés qui leur étaient ordinaires. Un des Français, nommé Drouet, arrêta une des plus jolies Siciliennes, qui était suivie de son père, don Angelo, et sous prétexte de s’assurer qu’elle ne cachait pas d’armes, il passa ses mains sous le mazzaro noir de la jeune fille, et l’outragea avec tant d’audace, qu’elle poussa des cris perçans et appela ses concitoyens à son secours. Ce fut là le signal et la véritable cloche des vêpres siciliennes. Il était vingt-une heures, selon la manière de compter d’Italie, c’est-à-dire trois heures avant la chute du jour. C’était, en effet, l’heure de vêpres, et le premier son de cloche retentissait encore, quand tous les Français du corps-de-garde de la porte de Montréal étaient déjà étendus à terre, massacrés et assommés par les nobles et les bourgeois de Palerme. En un moment, l’étendard de la révolte fut levé dans toute la ville, et, à la fin du jour, le peu d’Angevins qui n’avaient pas été tués, cherchaient à fuir de tous côtés. Une seule issue était ouverte ; mais les Siciliens qui la gardaient, renouvelant ce que les Hébreux avaient fait pour distinguer les Éphraïmites, à qui ils faisaient dire le mot de Shibboleth, et les Anglais, dans l’insurrection de Wat-Tyler, qui reconnaissaient les étrangers à la façon dont ils prononçaient bread et cheese, les Siciliens n’ouvraient la porte, qu’après avoir entendu le mot ciceri, prononcé par ceux qui demandaient à passer. C’était la mort pour tous ceux qui le prononçaient avec l’accent angevin, et, à Palerme, pas un Français, dit-on, ne survécut à ces vêpres terribles.

L’exemple donné par Palerme fut suivi dans toute la Sicile. Les Palermitains eux-mêmes formèrent trois troupes, qui s’en allèrent, l’une à Cefalù, l’autre à Enna, et la troisième à Calatafimi, pour exciter les habitans au massacre des Français. À Calatafimi seulement, on excepta du massacre général un Provençal, nommé Guillaume Porcelet, qui s’était gagné tous les cœurs par sa bonté. On l’embarqua pour Marseille. Ce fut le seul Français qui se sauva.

Cette terrible catastrophe des vêpres siciliennes, qu’il serait impossible de justifier, même en alléguant les excès des dominateurs, eut cependant un avantage pour la Sicile, il faut bien l’avouer. La nation sicilienne se trouva réunie dans cette entreprise ; les grands et le peuple se rapprochèrent et s’entendirent à l’aide de Jean de Procita, et il y eut dès ce moment une époque remarquable par l’énergie nationale qui se manifesta jusqu’à la régente Blanche, sous laquelle les nobles s’emparèrent de toute l’autorité et écrasèrent de nouveau le peuple. La domination de la dynastie aragonaise, qui commença après les vêpres siciliennes, vit les derniers temps de la splendeur sicilienne. Quand Alphonse, fils de Ferdinand d’Aragon, et roi de Sicile, fit la conquête de Naples, l’annexe, qui était Naples, devint bientôt la résidence des souverains, et la Sicile, gouvernée par des vice-rois, fut réduite de nouveau à l’état d’un pays de conquête.

Ce fut, en quelque sorte, la rénovation de l’époque arabe ; car les Espagnols, à peine sortis eux-mêmes des mains des Maures, avaient conservé leurs mœurs, leurs goûts, et presque leur costume. Aussi la Sicile, par son génie national et par son sang, appartient-elle plus à l’Espagne qu’à l’Italie, et tout ce qu’ont créé les Normands et les Lombards a été, en quelque sorte, étouffé par ces deux civilisations, arabe et espagnole, qui ont exercé une si grande influence à deux époques de son histoire. Ajoutez que les Sarrasins et les Juifs, qui étaient aussi alors une sorte d’Orientaux, n’avaient pas cessé d’habiter la Sicile, où ils étaient soufferts. Le roi Frédéric obligea seulement les Maures à porter un bâton rouge long d’une palme, et les Juifs à mettre un morceau d’étoffe jaune, en forme de roue, sur leur veste.

Les institutions municipales, qui avaient germé en Sicile, s’étaient alors répandues dans toute l’Europe. En 1137, Louis-le-Gros avait concédé un grand nombre de chartes et de priviléges de communes. Frédéric Barberousse, qui voyait également la nécessité de donner un contrepoids à la puissance de la noblesse, avait considérablement augmenté le nombre des priviléges accordés aux villes d’Allemagne par Henri l’Oiseleur. En Angleterre, les rois normands avaient confirmé tous les priviléges de bourgeoisie, accordés du temps des Saxons ; mais nulle part les franchises politiques n’étaient aussi nettement établies que dans le royaume d’Aragon, dont les souverains se trouvaient appelés à gouverner la Sicile. C’était une assemblée publique qui confirmait au roi la possession de la couronne lors de son avénement, après lui avoir fait jurer de respecter les droits de la nation. Ces assemblées réglaient aussi les impôts, le mode de fabriquer la monnaie, et décidaient de la paix et de la guerre. Quand les cortès d’Aragon n’étaient pas assemblées, un magistrat élu par elles, et nommé justitia, dont les attributions répondaient à peu près à celles de grand justicier, veillait à l’exécution des lois, et suspendait les ministres, ainsi que les juges qui les violaient. Les Aragonais jouissaient encore d’un droit unique en Europe. On sait qu’ils pouvaient déposer le souverain qui avait manqué à ses sermens. En pareil cas, les nobles de première et de seconde classe, ainsi que les magistrats des cités, s’assemblaient pour réclamer les droits méconnus, et, en cas de refus, gouvernaient le pays jusqu’à ce que l’ordre fût rétabli. Le gouvernement de la Sicile se ressentit un peu, dans les premiers règnes des Aragonais, de ces idées et de cet ordre de choses.

Dans les villes de Sicile, l’administration communale était confiée à un corps de bourgeois, nommés jurés. Ce corps était présidé par un patricien. Dans ses attributions se trouvaient celle de veiller à l’approvisionnement de la ville, à la régularité des poids et des mesures, à l’ornement et à la restauration des édifices publics, celle de punir les contraventions parmi les marchands, etc. Il fallait avoir vingt-cinq ans pour être juré. Les jurés étaient élus pour trois ans, et un certain traitement leur était attribué. Ils avaient un palais pour se rassembler ; on le nommait la loggia, et on y conservait les archives communales. Il y avait dans les villes quatre commandans, nommés capixurta, chargés de veiller à la sécurité de la ville et des villages avoisinans. Une loi du roi Frédéric prescrivait à tous les citadins de faire la surta ou ronde nocturne, et personne n’était exempt de ce service. Enfin le grand conseil municipal de chaque ville se composait d’un certain nombre de conseillers (à Catane, on en comptait vingt), élus chaque année deux par deux, en sorte que tout le conseil se renouvelait en dix ans. On les choisissait parmi les chevaliers, les chefs des familles des diverses corporations marchandes, et les autorités. L’administration entière de la ville était du ressort de ce conseil ; mais il ne pouvait établir d’impôt sans le consentement du prince.

Les rois aragonais avaient apporté en Sicile leurs lois et leurs coutumes, et les idées nouvelles répandues en Europe s’accordaient avec ces principes de gouvernement ; mais l’élection des charges municipales existait déjà de toute ancienneté en Sicile, et elle se faisait sur des bases assez larges. Voici comment elle avait lieu à Catane et dans d’autres grandes villes. Les magistrats du grand conseil étaient élus à la majorité des voix, et tous les citoyens sans exception pouvaient être proposés. Le conseil désignait à la pluralité des voix un collége d’électeurs. Ceux-ci formaient des listes de candidats à tous les emplois municipaux. Le conseil s’assemblait et donnait un avis sur chacun des candidats, par écrit, non secrètement, mais à bulletin ouvert, pour éviter la fraude. Les noms des candidats qui avaient réuni la pluralité des approbations, étaient inscrits sur une cédule qu’on déposait dans une urne. Les autres étaient exclus. On tirait les noms de cette urne, et ceux qui avaient deux voix étaient déclarés aptes à être patrices ; ceux qui en avaient quatre, à devenir premiers juges, et ainsi successivement. Puis chaque série de candidats était mise à part dans une barrette ; alors la fortune entrait dans l’élection, comme dit un historien de Catane. Un enfant tirait au hasard un nom de chacune des séries, et le sort désignait ainsi le candidat qui devait être élu. La volonté générale et le hasard avaient, on le voit, une part dans cette opération. Il faut ajouter que les fonctionnaires, ainsi nommés, avaient besoin de l’assentiment du roi pour remplir les offices auxquels ils étaient appelés. Cet état de choses était déjà ancien en Sicile au commencement du XIVe siècle.

Le roi Frédéric, craignant que ces institutions municipales ne diminuassent pas assez l’autorité des seigneurs, et ayant sous ses yeux l’exemple des Ricos Ombres d’Aragon, qui tyrannisaient le souverain, confirma la loi fondamentale qui retirait aux cours baroniales le droit de juridiction suprême. Mais, sous les yeux même de Frédéric, les barons, maîtres du gouvernement, s’appropriaient les principales dignités et les rendaient héréditaires. C’est alors que commença, dans l’ordre municipal, l’état de choses qui ne changea qu’à l’époque de la destruction du régime féodal, lors de l’établissement du parlement, en 1812. Au temps de Frédéric, la représentation nationale se composait de soixante-trois prélats, de cent vingt-quatre barons, comtes et seigneurs, et de quarante-trois députés des diverses villes. En 1297, ce parlement s’assembla à Messine, pour délibérer de la guerre à faire contre Jacques d’Aragon, qui fut soutenue vigoureusement ; à Catane en 1336, pour remédier aux désordres du royaume, et en 1376, pour promulguer des actes non moins importuns. C’était, cette fois, sous le roi Martin, et alors le parlement, mais surtout le bras baronial, gouvernait despotiquement la Sicile.

En ce temps-là, malgré les guerres soutenues sous Manfred, les vexations des Angevins, les désordres produits par les vêpres, un grand luxe régnait dans toute la Sicile. Les guerres civiles avaient appauvri quelques familles, mais le commerce avec l’Orient et avec l’Italie avait bientôt réparé ces pertes. Les rapports fréquens avec Constantinople, qui était alors le centre de la richesse et de la magnificence, influèrent long-temps sur les mœurs, et même sur le costume : celui des femmes était presque tout-à-fait grec. Elles portaient des pourpoints qui étaient de petites vestes courtes de drap d’or et de soie, des caleçons de soie et de gaze d’or, et leurs pelisses étaient garnies, selon leur rang, d’hermine ou de martre. Ces pelisses étaient ornées de bandes de drap couvertes de gros boutons de fil d’or, de filigrane d’argent et de perles. Leurs vêtemens étaient de couleurs diverses, et souvent ce qu’on appelait mi-parties. Elles portaient aussi des agrafes de perles et de longues chaînes d’or et d’argent. Celles qui étaient femmes de cavalier, ceignaient leur tête d’une guirlande de perles et de pierres précieuses enchâssée dans un cercle d’or et d’argent, en guise de couronne, tandis que les autres n’avaient que des capes garnies de franges. Les premières ne sortaient qu’en litière, ou à cheval sur des haquenées blanches, dont la bride était d’argent ou d’or, et la selle brodée d’or, de corail et de perles. Les hommes portaient les longues culottes des Barbares, à la mode des Scythes, des Persans et des Mèdes, tels qu’on les voit encore représentés à Rome sur la colonne de Trajan. Un pourpoint brodé, des bottes à hauts talons et une barrette ornée d’une plume complétaient leur ajustement. Les Arabes, les juifs, les Grecs, avaient leurs costumes nationaux. Les races ne s’étaient pas encore mélangées, et chacune d’elles gardait religieusement son type, ses mœurs et son caractère.

Sous Ferdinand-le-Catholique, qui précéda Charles V sur les trônes d’Espagne et de Sicile, l’espèce de tolérance qui régnait en Sicile, fit place à la persécution. Les Maures et les Juifs furent chassés des deux royaumes de Ferdinand. La Sicile était à peu près en état de révolte quand il mourut ; les soldats espagnols avaient été massacrés à plusieurs reprises, et vingt cadavres de conjurés siciliens étaient encore suspendus aux fenêtres de la chancellerie du vice-roi Hugo Montecatino, quand on reçut la nouvelle de la mort du roi.

Le 13 de septembre 1532, Charles-Quint, revenant de l’expédition de Tunis, fit son entrée à Palerme, monté sur un beau cheval caparaçonné d’or, don du sénat sicilien ; il se rendit au Dôme, où il jura trois fois, selon l’usage, de respecter les lois et les franchises de la cité et du royaume. De là, il traversa toute la belle rue du Cassaro, aux acclamations du peuple, pour se rendre au palais de Guillaume Aintomicristo qu’il avait choisi pour sa demeure. Dans le parlement qu’il présida, il annonça qu’il était venu pour connaître un peuple si fidèle, remédier au désordre de l’administration, et que sa tâche était d’opérer le bien-être de la chrétienté en la délivrant des attaques des infidèles. Il termina en demandant des subsides considérables qui lui furent accordés. L’empereur parcourut une partie de la Sicile, et, à Messine, les fêtes de Palerme furent encore surpassées.

Il faut savoir que Palerme et Messine ont été de tout temps deux villes rivales, ennemies, et que leurs divisions, imitées par les autres villes, ont été l’une des causes de la décadence de la Sicile. J’ai sous les yeux un livre écrit par un des hommes les plus distingués que possède aujourd’hui la Sicile, trop jeune pour avoir assisté aux dernières divisions de son pays, mais d’un esprit trop mûr, et d’une science trop profonde pour en méconnaître les causes[2]. Bien que l’auteur de cet écrit appartienne à Palerme, et qu’il n’ait pu se défendre de quelque partialité pour sa ville natale et pour la cité où il exerce avec honneur les fonctions de premier magistrat municipal, on ne peut méconnaître le sentiment de justice qui éclate dans ses patriotiques regrets. Du temps de Charles-Quint, ces haines municipales, qui avaient sommeillé depuis les vêpres, se réveillèrent avec plus de furie que jamais, et ce fut aussi en les favorisant que les vice-rois espagnols assirent leur pouvoir excessif ; triste moyen de gouvernement qu’on a essayé de faire revivre depuis, mais qui sera désormais abandonné, nous l’espérons, dans l’intérêt et pour l’honneur des deux peuples réunis sous la main du souverain des deux Siciles.

Dans les plus anciens temps de la monarchie sicilienne, Messine eut des priviléges et des franchises dont elle jouissait sans porter envie aux autres villes. Le signal des vêpres, parti de Palerme, fut répété à Messine ; elle ouvrit, comme Palerme, ses portes aux Aragonais, et le reste de la Sicile imita ces deux grandes cités. Ce fut sous le règne de la reine Blanche, veuve de Martin II, que les grandes divisions éclatèrent. Au parlement de 1410, à Taormina, Messine lutta ouvertement, par ses barons et ses députés, avec Palerme. La guerre civile ravageait alors la Sicile. Les cités s’arrachaient la régente, et la forçaient de résider dans leurs murs quand elle voulait s’en éloigner. Le grand-justicier Caprera avait levé l’étendard de la révolte ; le grand-amiral Lihori s’était mis en campagne pour la reine Blanche. Messine voulait un roi, et Palerme un autre. C’était là, on en conviendra, un grave sujet de dissension ! Je ne veux pas entrer dans l’histoire de toutes les tracasseries municipales de moindre importance que se suscitaient les deux villes. Catane vint à son tour avec des prétentions de capitale, et le désordre fut à son comble. Tel fut le premier résultat de l’administration des vice-rois, qui n’étaient pas assez puissans pour exercer l’autorité sans s’aider de ces rivalités funestes. D’ailleurs, tandis que Messine et Palerme se querellaient de la sorte, Charles-Quint avait bien d’autres querelles à vider avec François Ier, et ses rapports avec la Sicile se bornaient à des demandes de subsides. Ce fut aussi dans ce temps que le système des impôts se perfectionna, au grand détriment de la Sicile. On peut même faire l’histoire de chaque vice-roi par les taxes qu’il a établies. Sous Medina-Celi, il y eut les taxes du drap, des étoffes de soie, des fourrures et de la soie brute ; son successeur imposa les tombeaux ; un autre, les cartes à jouer, l’huile, le sel, le sucre, les salaisons, le vin ; le droit de port fut inventé ensuite ; enfin, sous le duc de Montalte, et ensuite sous le comte d’Assumar, on imposa les testamens et les contrats de vente. Ces impôts étaient tous ordonnés par le parlement, et la Sicile était du moins pressurée le plus légalement possible.

Toutefois, un souverain tel que Charles-Quint ne possède pas la souveraineté d’un état, et ne se montre pas, même passagèrement, sans laisser des traces. Celles du règne de Charles-Quint seront ineffaçables. Ce fut lui qui fonda la banque de Palerme, qui renouvela l’ancienne institution de la garde urbaine, et l’usage encore plus ancien, mais abandonné, des phares, qui communiquaient entre eux par des fanaux, de sorte qu’en un moment on pouvait signaler, sur tous les points de l’île, l’apparition des barques ennemies. Cette institution existe encore. Sur la montagne de Sainte-Rosalie ou Monte-Pellegrino, qui s’élève à une prodigieuse hauteur, au couchant de la rade de Palerme, à la cime de cet ancien Mons-Ereta, où les anciens Carthaginois se retranchaient si souvent dans les guerres puniques, on aperçoit, de la mer, une petite tour blanche bâtie sur les rochers. Une sentinelle est placée au haut de cette tour, et dans un isolement complet. Aussitôt qu’elle aperçoit un pavillon, elle le signale au moyen de fanaux dont les formes sont variées. Cet avis se communique de la sorte entre quarante-sept tours semblables placées sur les points culminans des côtes de Sicile, et en moins d’une heure on sait au cap Passaro, qui se trouve dans la mer d’Afrique, qu’une voile s’est présentée devant le cap Gallo, dans la mer Tyrrhénienne, et se dispose à franchir la rade de Palerme. La surveillance de la Sicile s’opère ainsi d’une manière admirable et avec une parfaite unité qu’on pourrait obtenir facilement dans toute l’administration.

Sous Philippe II, qui possédait Milan, Naples, les îles de Sicile, de Sardaigne et de Corse, on créa un conseil suprême pour les affaires d’Italie. Il se composait d’un ministre pour chaque pays, et à ces ministres étaient adjoints quelques Espagnols. Les affaires de Sicile se trouvaient ainsi dirigées du dehors par ce conseil, qui résida d’abord à Madrid, puis, selon les changemens de dynastie, à Turin, à Vienne. Il dura jusqu’à Charles III de Bourbon, qui le remplaça par la junte suprême de Sicile, séante à Naples. Suivrons-nous encore l’histoire de Sicile, maintenant qu’elle est à Madrid, à Turin, à Vienne, à Naples ? L’histoire d’un peuple qu’on administre hors de chez lui et sans lui, n’a plus d’intérêt que pour lui-même, et la Sicile ne reparaît en réalité, sur la scène historique, qu’à deux courtes époques, celle où Victor-Amédée, duc de Savoie, lui rendit une sorte d’indépendance, et le temps où elle offrit à la fois un refuge à la maison de Naples et un point de résistance à l’Angleterre, aux portes de l’Italie, contre la puissance de Napoléon. Deux mots encore à propos de ces deux dates, et nous pourrons aborder la Sicile actuelle, après avoir ainsi indiqué toutes les traces que nous y trouverons.

Les parlemens de Sicile ne furent plus assemblés par les vice-rois que pour voter les sommes dont ils avaient besoin. On a beaucoup parlé de ces parlemens, et on les a vantés comme une véritable représentation nationale pour la Sicile. Il faut être vrai. Les parlemens siciliens ne représentaient que la noblesse, le clergé et le domaine de la couronne. Le bras domanial n’était composé que de procureurs envoyés par les quarante-trois villes du domaine. Ils se retiraient en même temps que l’assemblée, dont les travaux ne duraient que peu de jours. Le bras ecclésiastique ne supportait qu’un sixième des subsides votés par le parlement ; les cinq autres sixièmes étaient supportés par les deux autres bras, c’est-à-dire par les vassaux des barons et ceux de la couronne. La tâche du parlement, et en cela elle était nationale, était de débattre la quotité des impôts demandés par le souverain. Plusieurs fois même il résista à ces demandes, et d’une façon si péremptoire, que, dans le parlement tenu à Catane, en 1789, le vice-roi Prades, ne pouvant obtenir le subside qu’il demandait pour guerroyer contre les Turcs, fit arrêter les députés de Messine, qui s’étaient montrés les plus véhémens dans le parti de l’opposition. Au contraire les députés de Palerme votèrent le subside par esprit de rivalité ; et ce qu’il y eut de singulier, c’est que la population se souleva à ce sujet dans les deux villes : à Messine, à cause de l’arrestation des députés ; à Palerme, parce qu’on accusait les députés palermitains d’avoir trahi leurs concitoyens. Cet exemple donne une idée du genre de gouvernement qu’avait alors la Sicile.

On ne saurait dire qui eut jamais l’autorité dans ce singulier pays. Sous Philippe II, le parlement fut à peine écouté, et quand deux de ses bras avaient voté des subsides, on les levait sans s’arrêter aux protestations du troisième. Puis on les faisait lever par des agens royaux au lieu des jurats commerciaux, qui devaient être chargés de cette tâche. Plus tard, la députation n’obtint la faculté de se réunir que dans le palais du vice-roi, qui était une véritable forteresse, où il fallait voter sous les piques des soldats espagnols. Le résultat de cette administration et de ces levées d’impôt consécutives fut une misère générale et une famine dans laquelle périrent plus de 200,000 habitans.

Quand le peuple, accablé de taxes, n’était plus en état de fournir les subsides, on vendait les propriétés du domaine. Puis le parlement votait encore des subsides pour racheter les propriétés aliénées ; après quoi on aliénait de nouveau ces mêmes terres. C’était là le système des finances. Quand la flotte de don Juan d’Autriche vint hiverner à Messine, on mit en vente, pour soutenir l’expédition, tous les biens fonds du trésor. Les villes d’Agrigente et de Licata furent vendues ! S’il eût trouvé quelqu’un pour l’acheter, Philippe IV roi d’Espagne, qui régnait alors, eût volontiers vendu tout son royaume de Sicile.

Il y avait encore une autre source de maux et de discordes. La grande cour suprême et le tribunal de l’inquisition se faisaient la guerre, et il n’y a pas d’exagération dans ce mot, car la cour ayant voulu faire arrêter des inquisiteurs, comme coupables de meurtre, et les inquisiteurs ayant excommunié la cour, il s’en suivit une grande bataille à Palerme, entre les magistrats, l’archevêque de Palerme soutenu par les soldats d’un côté, et les inquisiteurs entourés de leurs familiers armés de l’autre. Le palais de l’inquisition fut attaqué en règle. La grande bannière de saint Dominique flottait d’un côté, et celle de sainte Rosalie, la patronne de Palerme, de l’autre. Les inquisiteurs lançaient des croisées du palais des bulles d’excommunication sur les soldats ; mais ces armes, toutes terribles qu’elles étaient, n’arrêtèrent pas les assiégeans, qui tuèrent les familiers, et pénétrèrent dans la grande salle de l’inquisition, où l’on trouva les inquisiteurs revêtus de leurs robes et assis dans leurs stalles, comme le sénat romain à la prise du Capitole. Ceci se passait sous Philippe III. On voit que la Sicile ne ressemblait pas encore tout-à-fait à l’Espagne.

En même temps, chaque ville se révoltait pour son compte, et surtout Messine qui prétendait être tout-à-fait exempte d’impôts par ses priviléges, et envoyait, pour ses intérêts particuliers, des ambassadeurs en Espagne, qui étaient reçus avec le cérémonial usité pour les envoyés des puissances étrangères. Sous Charles II, Messine poussa l’indépendance jusqu’à appeler à son secours Louis XIV, qui était en guerre avec l’Espagne. On sait l’histoire de la venue de l’amiral Vivonne à Messine et de cette courte domination française, qui se termina par l’abandon de Messine et l’émigration de plus de quatre cents familles siciliennes, qu’on transporta en France et en Italie, mais surtout à Venise, où elles s’établirent, pour échapper à la vengeance des Espagnols. Il faut reconnaître que cette ville commerçante et bourgeoise de Messine avait quelque chose de l’énergie municipale des vieilles villes anséatiques et lombardes, et qu’elle était bien plus faite pour figurer parmi les républiques industrielles du moyen-âge, qu’au milieu des cités féodales de la Sicile, dont elle s’est presque sans cesse tenue séparée. Aussi la voit-on toujours isolée dans l’histoire de Sicile, comme sous la vice-royauté d’Albuquerque, où elle seule tenait tête à ce vice-roi aimé et obéi dans tout le pays, en même temps qu’elle se révoltait contre don Emmanuel de Monga, envoyé pour réclamer le droit de quarta dogana qu’elle refusait de payer, et le forçait de couper précipitamment le câble de sa galère pour échapper au sort qui le menaçait.

Les traités et les droits de succession ayant fait passer la Sicile des mains de Victor-Amédée, dans celles de Philippe V, de l’empereur Charles VI, et de l’infant don Carlos qui prit le nom de Charles III, l’administration de la Sicile passa à Naples où elle est encore. Le roi qui bâtit à Naples les châteaux de Caserte, de Portici, de Capodimonte, de Persano, l’immense bâtiment de l’Alberghi de Poveri, le palais Maddaloni, dota aussi la Sicile, et surtout Palerme, de magnifiques établissemens. Tanucci, son ministre, était pénétré des meilleures intentions. Celles du roi, à l’égard de la Sicile, n’étaient pas moins bonnes, et l’on voit à Palerme, dans le palais des vice-rois, un monument de l’esprit de justice qui l’animait. Ce sont deux béliers de bronze, ouvrage des Grecs, qui étaient autrefois placés dans le port de Palerme, disent les traditions populaires, et qui rendaient des sons par lesquels on reconnaissait les différens rumbs de vent. On fit transporter ces béliers à Naples ; mais ayant appris que les Palermitains se plaignaient de cet acte, Charles III les fit reporter où ils sont encore, en disant qu’il n’était pas roi de Sicile pour la dépouiller.

L’esprit de justice était cependant si peu avancé en Sicile, que les barons exerçaient leurs priviléges exclusifs du four, du moulin, de la vente des vivres, du droit de posséder des auberges, sous le nom naïf d’angarici, vexations, et qu’ils avaient obtenu du même roi Charles II un décret que renouvela Ferdinand III, par lequel toute poursuite était interdite aux créanciers qui possédaient des soggiogazioni, c’est-à-dire des hypothèques perpétuelles sur les terres féodales. Dans le même temps, les nobles obtenaient, en France, contre leurs créanciers, ce qu’on nommait des arrêts de surséance ; mais ces arrêts étaient individuels et exceptionnels, tandis que le décret de Charles III était une autorisation de banqueroute frauduleuse, qui ruina presque toute la classe moyenne, dont les revenus consistaient principalement en rentes hypothécaires. Au reste, la Sicile n’offrait que la reproduction, peut-être exagérée, de l’état social en France. Les fiefs étaient soumis au privilége des fidéi-commis, et un majorat existait dans toutes les familles nobles. Les aînés héritaient des terres, et les cadets servaient sur les galères de Malte, ou entraient dans une congrégation noble, comme celle des bénédictins. Quant aux filles, on s’efforçait de leur faire prendre le voile, et la cérémonie des vœux se faisait avec un éclat qui les séduisait plus facilement. Cet état de choses est loin d’avoir disparu complètement.

La législation était devenue un ramassis, un amalgame confus de droit romain et canonique, de coutumes féodales, normandes et même sarrasines, de lois souabes, aragonaises, angevines, espagnoles. Les nuées de jurisconsultes qui sortaient chaque année de l’université de Catane, embrouillaient encore plus toutes les questions de jurisprudence. Le goût des procès, inhérent à la Sicile, et qui semble un legs que lui a fait la domination normande, ajoutait à cette confusion. Les juges n’avaient, d’ailleurs, aucun traitement ; ils vivaient de ce qu’ils tiraient de leurs actes. De plus les employés, les militaires, les moines, étaient jugés par des magistrats différens. À Messine, à Palerme, à Catane, les cours de justice étaient composées d’après des organisations différentes. La procédure criminelle était accompagnée de la torture, et de tortures perfectionnées comme la législation, depuis la domination des Arabes jusqu’à celle des Espagnols. Enfin, l’exil dans les forteresses et les îles voisines était infligé arbitrairement de mandato principio. Et c’était encore là une des meilleures époques de la Sicile, qui vivait sous un roi ardemment occupé de son bien-être et de sa prospérité !

Le règne de Ferdinand fut salué avec joie par la Sicile. Le jeune roi avait été élevé loin des affaires et du travail. Le prince de San-Nicandro, son précepteur, homme sans élévation, incapable d’enseigner ce qu’il ne savait pas lui-même, n’occupait son élève que de la chasse, de la pêche et des exercices du corps. Heureusement le marquis Tannucci, ministre de Charles III, avait pris de l’influence sur son successeur. C’était un homme savant, libéral pour son temps, ardent défenseur de l’autorité royale, ennemi des priviléges ecclésiastiques, surtout en matière criminelle, mais prudent et conciliant. Il opposa une certaine modération mêlée d’énergie aux actes des seigneurs féodaux, qui, en Calabre surtout, se montraient encore plus barbares que le peuple au milieu duquel ils vivaient. Ainsi qu’en Sicile, ces barons étaient juges, possesseurs de la chasse, de la pêche, des forêts, des moulins, des prémices de la moisson, de la vendange, de la récolte des olives. Tannucci attira cette noblesse sauvage à la cour, l’adoucit, prit de bonnes mesures et rendit l’état du peuple plus supportable. Tannucci n’eût-il rendu qu’un seul édit, celui par lequel il força les juges de motiver leur sentence, eût mérité le nom de ministre juste et éclairé ; mais il était ami de la France, et son influence dut cesser quand le roi Ferdinand IV épousa la princesse Caroline d’Autriche.

La reine était née avec un esprit élevé, une ame ferme, et faite pour se livrer avec ardeur aux idées généreuses ou pour opérer le mal avec passion. Elle balança long-temps. Une clause de son contrat de mariage portait qu’elle aurait voix délibérative dans le conseil d’état à la naissance de son premier enfant mâle, et c’était une femme tout-à-fait digne d’un tel douaire. Son influence ne s’exerça toutefois d’une manière absolue qu’au ministère du chevalier Acton, et cette influence eut d’abord les meilleurs résultats. L’abolition graduelle de la féodalité, l’éloignement des jésuites, la suppression de l’inquisition, et beaucoup d’autres mesures capitales de ce genre, furent suivies de l’abolition des mains-mortes et de la défense de prononcer des vœux dans aucun ordre religieux avant vingt et un ans accomplis. Les terres communales furent louées par bail emphytéotique, les ordres religieux soustraits à la dépendance de Rome, et tout annonçait un heureux avenir pour la Sicile quand la révolution française éclata. Le gouvernement napolitain devint alors tout à coup ombrageux, et il s’opéra en lui une réaction dont celle qui a lieu aujourd’hui en Sicile, n’est que le résultat et la suite.

Un historien plein de talent, mais aigri par ses malheurs, le général Coletta, a conté en beaux termes la fuite de la famille royale de Naples en Sicile, après la défaite de l’armée napolitaine sous les ordres du général Mack ; et c’est avec une sorte de respect mêlé d’aversion, qu’on voit dominer dans ce tableau l’ame vraiment grande, mais déjà pervertie, de la reine Caroline, qui veillait seule sur cette race royale ballottée entre deux royaumes. C’était, en effet, un spectacle digne de la plume de Bossuet, qu’offraient ce roi et sa famille, retenus trois jours, par la tempête, dans ce golfe où retentissait déjà le bruit du canon ennemi ; ces magistrats, ces barons, ce peuple, toute cette cité enfin, assemblée sur le rivage, suppliant le roi de rester au milieu d’elle, et lui promettant de le défendre contre les armées qu’il fuyait ; et ces vaisseaux chargés de trésors, de statues, de tableaux, emportant un roi faible et malade, avec ses enfans, dont l’un devait mourir dans cette orageuse traversée. N’était-ce pas une des plus tristes destinées royales, même dans ce temps si fatal aux fronts couronnés, que celle de cette famille poussée par une horrible tempête, chassée vers la Calabre, la Sardaigne et la Corse, sur des vaisseaux désemparés, privés de leurs mâts, de leurs voiles, en une telle détresse, que le cœur en faillissait même au brave amiral Nelson, qui dirigeait cette fuite ! Et, au milieu de ce désordre et de cette désolation, une seule personne était impassible ; c’était la jeune reine Caroline. Tandis que le roi faisait des vœux à saint Gennaro et à saint François de Paule, et que les ministres priaient à genoux autour de lui, la reine donnait des ordres avec sang-froid, et admirait paisiblement la marche impérieuse du navire de l’amiral Carraciolo, qui voguait si fièrement, qu’il semblait commander aux vents. Enfin, après tant de jours de douleurs et de souffrances, que la reine ne semblait pas ressentir, on aborda à la Banchetta de Palerme ; et, avant de mettre le pied sur le rivage, elle se tourna vers la foule qui l’entourait, en s’écriant : « Palermitains, voulez-vous recevoir votre reine ? » Qu’on juge de l’accueil qu’elle reçut.

Il n’y avait plus alors de système ni de principes politiques parmi les souverains, il n’y avait que la haine et l’effroi de la révolution française. Cette haine et cette peur menèrent loin, et je n’ai pas la pensée de justifier les actes que dictèrent ces deux passions. Ils furent cruels et terribles.

Au premier mouvement d’abandon de la reine en débarquant, à ce véritable mouvement de femme, succéda le sentiment politique de la défiance que lui inspirèrent, ainsi qu’au roi, les Siciliens. Tous les ministres furent choisis parmi les Napolitains. Les Napolitains occupèrent tous les emplois, et la Sicile fut soumise à des mesures de rigueur excessives.

Comme il fallait de l’argent, on assembla le parlement où une opposition se forma et prit pour chef le prince de Belmonte. Les évènemens avaient marché, et la présence des Anglais en Sicile donnait quelque force aux idées parlementaires. Le parlement n’accorda qu’une partie des subsides ; un cadastre général fut ordonné, et pour la première fois, tous les biens fonciers soumis à l’impôt, sans distinction de biens allodiaux, féodaux ou ecclésiastiques. La cour s’irrita du refus de voter tous les impôts qu’elle avait demandés, et en établit quelques-uns par des décrets royaux. En même temps, elle ordonna la vente de plusieurs biens du domaine. Une remontrance au roi fut signée par les principaux barons de Palerme ; l’irritation de la cour ne fit que s’en augmenter, et l’on décida secrètement de prendre des mesures violentes contre les signataires de la proposition. Ce fut en vain que le duc d’Orléans, qui résidait alors à Palerme, où il avait épousé la princesse Marie-Amélie, fille du roi Ferdinand, essaya de faire entendre les conseils d’une sagesse et d’une modération dont la France et l’Europe ont reçu depuis tant de preuves, on persista dans le projet du coup d’état qu’on méditait. Le 19 juillet, par une belle nuit où la lune brillait en son plein, et ôtait en quelque sorte à cette entreprise l’air de mystère dont on l’enveloppait, les princes de Belmonte, de Castelnuovo, de Villa-Franca, d’Aci, et le duc d’Angio, furent saisis dans leurs palais, transportés à bord du paquebot royal le Tartare, et jetés dans les îles. Chacun eut sa résidence séparée, et ces barons se réveillèrent en quelque sorte, l’un dans l’exil poétique de l’île de Pantellaria, qui est l’île de Calypso, l’autre dans celle de Marettimo, un troisième dans celle d’Ustica. Les princes Belmonte et Castelnuovo furent déposés ensemble dans l’île de Favignana, l’ancienne Aeguse.

Ce coup d’état réussit mal. Le paquebot à bord duquel se trouvaient les déportés, fut rencontré par le vaisseau qui portait lord Bentinck, nommé ministre plénipotentiaire près la cour de Sicile, en remplacement de lord Amherst. Dès son arrivée à Palerme, il fit des représentations qui ne furent pas écoutées, et auxquelles la reine répondit qu’il avait été envoyé pour faire des révérences et non des remontrances. Le ministre d’Angleterre jugea à propos de repartir pour Londres, afin de faire connaître au cabinet anglais la situation de la Sicile. Lord Bentinck revint bientôt avec des instructions nouvelles, entoura Palerme de quinze mille hommes de troupes anglaises, et notifia aux ministres du roi les intentions de l’Angleterre. Le roi (ou plutôt la reine) montra un caractère décidé, et préféra quitter le gouvernement que de faire des concessions. Il se retira dans une campagne royale nommée la Ficuzza, la reine dans la villa du marquis de Santa-Croce, et le prince héréditaire fut investi, par un décret du roi, du vicariat-général du royaume, avec la clause de l’alter ego, et tous les pouvoirs usités en pareil cas. Le parlement fut convoqué ; les ordonnances de février annulées, et les barons qui avaient été déportés, rappelés de leurs îles, qui, heureusement, n’étaient pas loin. Trois d’entre eux furent nommés ministres ; on leur adjoignit le prince de Cassaro, qui est aujourd’hui ministre des affaires étrangères à Naples, et lord Bentinck fut autorisé à assister au conseil des ministres.

Ici commence l’histoire constitutionnelle de la Sicile qui s’est terminée un peu brusquement, il est vrai. Le prince royal ouvrit le parlement par un discours où l’on remarque cette phrase : « Ne montrez pas une envie immodérée d’innover, ni un attachement excessif, et, pour ainsi dire superstitieux, à de vieilles institutions et aux coutumes de nos ancêtres. » C’était appeler ce parlement aux fonctions d’assemblée constituante ; aussi, dans la nuit du 19 juillet, anniversaire de celle de l’arrestation nocturne des barons, un an auparavant, les bases de toutes les réformes furent arrêtées par les trois bras du parlement réunis, dans la belle salle du collége des pères jésuites. Les trois bras furent d’abord supprimés comme une division gothique et surannée. On se forma donc en deux chambres ; l’une, dite des communes ; l’autre, des pairs. Chaque pair n’eut plus qu’une seule voix, tandis qu’autrefois le prince de Butera en avait, à lui seul, 28 dans les assemblées du bras baronial. Les droits féodaux furent abolis, ainsi que les juridictions féodales ; la liberté individuelle consacrée en principe ; la responsabilité du ministère décrétée ; le droit de voter l’impôt dévolu d’abord à la chambre des communes ; le pouvoir exécutif séparé du pouvoir législatif, et la religion catholique déclarée religion de l’état. Le roi était tenu de la professer, et déclaré déchu ipso facto, s’il embrassait un autre culte. On voit que par la constitution même, on écartait toute possibilité de laisser la Sicile se donner à l’Angleterre.

La constitution sicilienne, décrétée en 1812, était fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Elle assignait le premier au parlement, le second au roi et aux ministres, et le troisième, qui était indépendant des deux autres, aux juges et aux magistrats. La chambre des pairs fut composée de pairs spirituels et temporels, et chacun de ses membres limité à un seul vote, comme je viens de le dire, tandis qu’autrefois chaque membre du bras baronial votait autant de fois qu’il possédait de fiefs. La pairie temporelle était seule transmissible par hérédité. La pairie spirituelle était en quelque sorte héréditaire, car elle passait aux titulaires des archevêchés et des abbayes, qui étaient représentés dans la chambre haute. Le roi pouvait faire des pairs à volonté ; il était seulement tenu de les choisir dans la classe des possesseurs de fiefs auxquels était adjoint un titre, et donnant un revenu de 600 onces.

Les pairs spirituels étaient au nombre de soixante-un. On y comptait trois archevêques, ceux de Palerme, de Messine et de Montréal ; sept évêques, ceux de Catane, de Syracuse, de Girgenti, de Palti, de Cefalù, de Mazzara, et celui de l’île de Lipari. On y comptait en outre l’archimandrite de San-Salvator à Messine, le grand-prieur de Saint-Jean de Messine, le commandeur de la sacrée congrégation de Palerme, et une multitude de supérieurs et de prieurs de tous les couvens de Sicile.

Parmi les pairs temporels, le prince de Butera tenait le premier rang par son importance. On aura une idée du pompeux nobiliaire d’un état composé de moins de trois millions d’hommes, en voyant figurer dans cette chambre soixante-cinq princes, vingt sept ducs, trente marquis, sept comtes et quarante-deux barons !

La chambre des communes se composait d’abord des représentans de toutes les populations du royaume sans distinction, soit que ces populations résidassent sur les terres des barons ou sur le domaine royal. À cet effet, ils avaient été divisés en vingt-deux districts, et chacun de ces districts envoyait deux représentans à la chambre. Les villes avaient, en outre, leurs représentans. Celles qui comptaient plus de dix-huit mille habitans en avaient deux, Palerme six, Messine trois, et Catane trois également. Les villes de six mille à dix-huit mille habitans n’envoyaient qu’un député. Enfin les universités étaient aussi représentées. Celle de Palerme avait deux députés, dont l’un siégeait dans la chambre des pairs. L’université de Catane n’en avait qu’un.

Les qualités requises pour représenter un district étaient la possession dans le district d’une terre d’un revenu de dix-huit onces (deux cent cinquante francs environ). Pour représenter une ville, il fallait posséder une propriété d’un pareil revenu dans la cité, y faire sa résidence habituelle, y exercer un office public, ou jouir d’une rente de cinquante onces. Les pairs, les fonctionnaires publics et tous les individus dépendans de la couronne, ne pouvaient intervenir dans une élection sans l’annuler. Les candidats ne pouvaient donner des fêtes, des repas ou des présens aux électeurs, sans encourir une amende de deux cents onces d’or, et de plus, l’exclusion. Les troupes devaient être éloignées de tous les lieux d’élection pendant la réunion des électeurs, et la garnison envoyée à deux milles.

La durée de chaque parlement était de quatre ans. Le roi ouvrait et prorogeait les parlemens en personne. Il n’y avait aucune distinction de rang parmi les représentans. Personne ne pouvait voter par procuration. Le roi nommait le président de la chambre des pairs ; la chambre des communes élisait le sien. Les propositions d’impôt ne pouvaient émaner que de la chambre des communes. Les membres étaient inviolables pendant la durée du parlement, et tout officier judiciaire qui procédait contre l’un d’eux, encourait la peine d’un bannissement de dix ans et d’une amende de 1,000 onces d’or.

Sur l’autorisation spéciale du roi, le prince royal sanctionna ces bases, et plus tard la constitution reçut, dans son entier, la sanction royale. Un traité d’alliance fut conclu entre la Grande-Bretagne et la Sicile ; et enfin, la Sicile se trouva au rang des nations, et des nations libres, elle se vit élevée à un degré inespéré d’éclat, et même de prospérité, car l’Angleterre versait des sommes considérables en Sicile pour l’entretien de ses troupes, et y envoyait jusqu’à des fourrages pour les chevaux de sa cavalerie.

Il serait long de rapporter l’histoire de ces deux années de parlement, des querelles des chronicistes et des anti-chronicistes, ministériels et anti-ministériels, des débats du ministère et du roi, du ministère et de la chambre, grandes tempêtes dans un verre d’eau, révolutions politiques dans un étroit espace, qui se terminèrent par le départ du roi pour Naples, après l’expulsion du roi Murat, et le fameux édit du 8 décembre, affiché un matin sur les murs de Palerme et aux portes du palais du parlement. Cet édit déclarait simplement que le congrès de Vienne, ayant reconnu le roi Ferdinand comme roi du royaume des Deux-Siciles, le royaume de Naples et celui de Sicile n’en faisaient plus qu’un sous la dénomination d’états, en-deçà et au-delà Phare. Par l’article 1er, les places et offices civils et ecclésiastiques au-delà du Phare, c’est-à-dire en Sicile, devaient être exclusivement conférés à des Siciliens. Par l’article 11, les Siciliens étaient admis, pour un quart, dans le conseil d’état et aux places de ministres et de secrétaires d’état. Les emplois dans l’armée de terre et de mer étaient indistinctement accordés à tous les sujets. Les procès des Siciliens devaient être jugés jusqu’en dernier appel en Sicile. Enfin la Sicile ne devait payer pour les charges de l’état rien au-delà de 1,847,687 onces, somme fixée par le parlement de 1813. Elle ne pouvait être imposée au-delà de cette somme sans le consentement du parlement, c’est-à-dire qu’en se contentant de ce subside, on pouvait se passer de parlement, ce qui était, en termes un peu voilés, la suppression du régime représentatif en Sicile. Aujourd’hui, la Sicile est devenue simplement une province du royaume de Naples. Je dirai postérieurement, et avec une franchise qui s’exercera avec une égale liberté sur Naples et la Sicile, par quelle suite de fatalités le gouvernement napolitain s’est vu entraîné, en quelque sorte malgré lui, à retirer à la Sicile même le peu que lui avait laissé l’édit du roi Ferdinand.


  1. L’an 599 de Jésus-Christ.
  2. Considerazione sulla storia di Sicilia, di Pietro Lanza, principe di Scordia. Palermo, 1836.